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Lino Bordin sur UNHCR et l'invasion du Zaïre

Writer's picture: Nicoletta FagioloNicoletta Fagiolo

Lino Bordin, ancien membre du UNHCR. Entretien avec Nicoletta Fagiolo, décembre 2024.
Lino Bordin, ancien membre du UNHCR. Entretien avec Nicoletta Fagiolo, décembre 2024.


« Je n’ai jamais vu, au cours de ma longue carrière de 30 ans aux Nations Unies, où j’ai toujours été dans des camps de réfugiés toute ma vie, des camps attaqués de cette manière. De petites vicissitudes entre réfugiés et populations locales, j’en ai vu, un peu en Somalie, pas en Angola, mais rien de comparable à ce qui s’est passé là-bas, absolument pas. »

LINO BORDIN




Lorsque plus de 1,2 million de réfugiés ont fui vers l’est du Zaïre en juillet 1994 pour échapper à l’invasion du Front patriotique rwandais (FPR) dirigé par les Tutsis et au changement de régime au Rwanda, l’agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) et d’autres agences humanitaires ont été confrontés à une catastrophe humanitaire. 


Une épidémie de choléra au Zaïre en juillet-août 1994 a vu environ 50 000 Rwandais succomber à la maladie. 

UNHCR a échoué dans son mandat de protection en occultant délibérément ce qui se passait réellement au Rwanda sous le nouveau régime du FPR dirigé par les Tutsis, allant jusqu’à dissimuler le rapport Gersony qu’elle avait commandé. Les conclusions du rapport Gersony de 1994 faisaient état des massacres systématiques commis pendant et après l’invasion de 100 jours, que le rapport assimilait à des actes de génocide commis par le FPR contre les Hutus au Rwanda.


Cette répression a eu des conséquences désastreuses : elle a obligé le HCR à ne pas respecter sa politique de non-refoulement des réfugiés en imposant à plusieurs citoyens rwandais exilés à l’est du Zaïre à retourner chez eux , or lorsque la situation dans le pays d’origine n’est pas sûre cette option ne peut être envisagée. Au lieu de faciliter le retour, le HCR a changé sa politique pour l’encourager. Cela était une totale violation du mandat du HCR et aux autres instruments juridiques internationaux. 


Pire encore, lorsque le Rwanda et l’Ouganda ont envahi le Zaïre en 1996, bombardant les camps de réfugiés et pourchassant et assassinant jusqu’à 800 000 réfugiés rwandais dans la forêt zaïroise, ces crimes n’ont pas été dénoncés mais au contraire étouffés.


Dans un livre à paraître sur ses expériences dans les camps de réfugiés du monde entier, où il s’est souvent trouvé en première ligne lors de crises majeures, Lino Bordin, fonctionnaire de terrain du HCR, consacre un chapitre à ses experiences de 1994 à 1997 au Zaïre, l’actuelle République démocratique du Congo. 


Dans cet entretien avec la cinéaste Nicoletta Fagiolo, Bordin relate ses trois années passées comme officier de terrain à Goma et Bukavu, au Zaïre.


En ces jours sombres où Goma est à nouveau attaquée par un proxy rwandais, le M23, remontons le temps et examinons le début de cette guerre.


Nicoletta Fagiolo: Quand êtes-vous arrivée au Zaïre ?


Lino Bordin: Je suis arrivée par Nairobi car siège principal du HCR de cette zone d'Afrique se trouve là-bas, et tout le monde parlait de ce qui se passait au Rwanda, j'y suis restée 3-4 jours, ils m'ont fait un briefing sur ce qui se passait, sur ce que je devais faire plus ou moins, puis je suis partie pour Goma le 24 octobre 1994. 


Le choléra venait de se terminer, on estime qu'environ 50 000 personnes sont mortes du choléra, au fait ils les ont enterrées avec des pelleteuses, ils ont jeté de la chaux dessus, puis les ont recouvertes. 


Quand je suis arrivée, les camps étaient déjà plus ou moins formés, mais il fallait les définir, c'est-à-dire qu'il fallait lancer les programmes de santé, d'hygiène et d'école, organiser les camps, trouver la logistique pour la nourriture.

Nous avions environ 1 million 200 000 réfugiés, donc le travail était très intense et très difficile, aussi parce que tout ce dont nous avions besoin devait être amené d’une côte africaine jusqu’en Afrique centrale.


C’était moi qui m’occupais directement des camps : chaque semaine, je visitais 3-4 camps, nous faisions de grandes réunions avec les représentants des réfugiés : ils avaient divisé les camps par quartiers et chaque quartier avait élu ses propres représentants. Les grands camps comme Mugunga par exemple comptaient 300 000 habitants, mais il y avait aussi Kibumba ou Katale. Nous avions toujours de 100 à 120 personnes présentes dans ces grandes réunions.


A un moment donné, nous avons décidé de resserrer un peu l'assistance pour essayer de les pousser à rentrer au Rwanda et tout le bureau a adopté cette politique, ils espéraient pouvoir obtenir un rapatriement substantiel. 


Les réfugiés militaires rwandais étaient au Lac Vert, ils n'étaient pas assistés parce qu'ils étaient militaires et n'avaient pas déposé les armes, c'est pourquoi ils étaient dans un camp à part, alors que nous ne nous occupions que des civils. Pourtant, ces gens devaient aussi d'une manière ou d'une autre, manger et avoir des services, donc les réfugiés leur donnaient ce qui restait, ou ils passaient des accords.




Le HCR a décidé d'organiser un recensement, les Américains le voulaient, les pays donateurs le voulaient. Nous nous sommes organisés pour le faire un dimanche dans tous les camps simultanément, nous avons employé toutes les agences des Nations Unies qui étaient présentes, toutes les organisations non gouvernementales et dans chaque camp nous avons préparé les couloirs, nous avions l'encre, bref toute l'organisation pour un recensement mais personne ne s'est présenté.


C'est à ce moment-là que nous avons commencé à entendre des rumeurs selon lesquelles le HCR ne voulait pas seulement réduire, mais arrêter complètement les livraisons de nourriture, en guise de vengeance parce que ces gens ne se sont pas présentés et là, je me suis vraiment énervé. J'étais à la maison, vers midi et demi, j'ai mangé un peu. J'ai voulu faire une sieste d'une heure et au lieu de cela, je n'ai pas pu dormir, je me suis demandé ce que je devais dire à ces gens maintenant. Je suis retourné au bureau et j'ai commencé à discuter avec une centaine de représentants des réfugiés, des organisations non gouvernementales, des Nations Unies. Ils ont dit qu'il fallait les punir parce qu'ils ne se sont pas présentés au recensement et donc pas de nourriture... imaginez, vraiment...


Nicoletta Fagiolo: Mais est-ce que ce sont les ONG qui disent ça, les Nations Unies...


Lino Bordin: Même les ONG, oui.


La stigmatisation les réfugiés rwandais


Nicoletta Fagiolo : Mais c’était de la propagande pour stigmatiser les réfugiés hutus et les autres réfugiés rwandais, parce que j’ai aussi lu que dans la zone de l’opération Turquoise, dirigée par les Français, beaucoup de réfugiés déplacés à l'intérieur du pays n’étaient pas aidés par les ONG parce qu’on disait qu’ils étaient des génocidaires.


Lino Bordin: Il y avait une attitude contre ces réfugiés, parce qu’on disait qu’ils étaient des génocidaires. Par exemple, je me souviens d’un collègue américain, avec qui on s’est même disputé un jour, qui est arrivé au bureau, il venait de passer dans le camp de Mugunga. Il travaillait dans la logistique et m’a dit : « Tu sais Lino, j’étais dans le camp de Mugunga et je courais dans la rue au milieu du camp et il y avait tout un tas d’enfants au milieu de la rue, j’avais envie de les écraser avec ma voiture, pensant que c’étaient les enfants des génocidaires. » J’ai dit « mais écoutez, on nous a envoyés ici pour aider ces gens, ils ne nous ont pas dit ‘vous allez là-bas dans les camps et vous choisissez qui est génocidaire et qui ne l’est pas’, nous n’avons pas les compétences, ni la possibilité. Donc je suis ici pour faire mon travail, si ça vous dérange tant, peut-être qu’il vaut mieux que vous partiez parce qu’à ce moment-là c’est mauvais pour vous mais aussi pour le travail lui-même ». Il m’a fait ça, un geste de « fuck you ». On s’est disputés, Joel Boutroue, le chef du bureau du HCR à Goma était encore là à ce moment-là, parce que je suis allé voir Joel et je lui ai dit regardez ce qui se passe, ceci, ceci et cela avec son nom maintenant je ne me souviens plus, et il m’a dit « mais Lino, laisse tomber, je vais lui parler » et c’est comme ça que les choses se sont terminées. Parce qu’il y avait cette animosité.


Par exemple, il y avait une autre collègue, Claire Bourgoise, qui travaillait comme médecin, qui venait de Médecins Sans Frontières Belgique, à l’époque elle s’occupait des problèmes de santé sur le terrain. Il y avait beaucoup de médecins qui travaillaient pour environ 80 dollars par mois et elle a pensé à baisser ce salaire à 20 euros par mois pour qu’ils soient obligés, ne pouvant pas vivre confortablement dans les camps, de retourner au Rwanda. J’ai aussi eu une grosse dispute avec elle. Je lui ai dit : « mais tu ne les aimes pas ». C’était une femme gentille, sérieuse, qui travaillait beaucoup, mais elle avait ses préjugés. C’était une lutte continue, par exemple une autre chose qui me vient à l’esprit : il n’y avait pas d’école, même pas l’école primaire. Alors, je suis allée aux champs et sous un arbre il y avait un professeur hutu qui avait fait asseoir tous les enfants sur une pierre et il essayait d’enseigner avec des tableaux noirs, au milieu d’un champ. Je leur ai dit qu’il fallait donner un peu d’éducation à ces enfants, sinon que deviendront-ils ? Et ils m’ont répondu : « non parce que ce sont les enfants des génocidaires, ils doivent eux aussi être punis ». Je me suis battue, mais je n’ai pas pu obtenir de financement pour pouvoir ouvrir un minimum d’écoles dans les champs, nous n’avons tout simplement pas pu faire quoi que ce soit à ce sujet parce que personne ne voulait.


Nous avons fait tout le possible pour les rapatrier, donc nous avons renforcé notre assistance, et plus nous pensions que ces gens retourneraient, plus ils ne rentraient pas, principalement pour deux raisons : d'abord parce qu'ils avaient entendu parler de ce qui se passait au Rwanda, il y avait eu les massacres de Kibeho[i] et ensuite ils avaient aussi leurs propres informations, ils étaient beaucoup mieux informés que nous de ce qui se passait réellement au Rwanda contre ceux qui étaient déjà rentrés et ceux qui n'avaient pas fui, qui étaient restés sur place. Ils devaient passer par des tribunaux de type gacaca qui étaient dirigés par la population locale et évidemment pour la population locale, ils étaient tous des génocidaires, disait-on, peut-être même juste pour s'emparer des maisons des rapatriés, toutes sortes de choses qui se passent dans ces situations.


Nicoletta Fagiolo: Puisqu'on disait souvent que le prétexte de Kagame, quand il a envahi le Zaïre en 1996, était que les camps cachaient des militaires hutus armés et qu'ils pouvaient faire des représailles au Rwanda, mais si tous les gens armés du gouvernement précédent étaient dans un seul camp, Lac Vert, pourquoi Kagame a pu utiliser ce prétexte, tandis qu’il aurait suffi d'encercler ce camp-là en particulier, les gens n'étaient pas armés dans tous les camps[ii].


Lino Bordin: Je n'avais pas l'impression que les camps étaient armés. Au Lac Vert, oui, j'allais les rencontrer, pas souvent, parce que j'essayais aussi d'éviter, avec Bizimungi[iii], le général et je les ai vus quelques fois avec mes collègues africains, qui avaient d'excellentes relations avec eux. Sinon, il ne me semblait pas que les camps étaient armés, et j'étais dans les camps tous les jours. 


Une guerre internationale


Nicoletta Fagiolo: Et quand la guerre est arrivée ? 


Lino Bordin: A Goma, on a commencé à parler de guerre. Les Banyamulenge qui sont des réfugiés tutsis, on estimait qu'ils étaient environ 10-15 000 habitants, qui vivaient au sud du lac Tanganyika, au sud d'Uvira. Ces Tutsis, qui vivaient au Zaïre depuis 30 ans, le faisaient assez pacifiquement à mon avis, ils avaient leurs intérêts, leurs affaires. Je n'ai pas vu de situations conflictuelles au début quand je suis arrivé.


Je ne pense pas que les Tutsis aient été discriminés. Sur leur passeport, il n’était pas écrit Congolais. Mais c’est aussi normal. En Jordanie, les Palestiniens en Jordanie, qui sont 2,5 millions, n’ont pas écrit Jordanien mais Palestinien sur leur passeport. Et personne ne pouvait penser qu’ils demanderaient à obtenir la nationalité jordanienne. Partout dans le monde, c’est comme ça. Sauf que là-bas, ce n’est pas le cas ? Non, à mon avis, c’était un coup monté.


Nicoletta Fagiolo: Pour ne pas appeler cela une guerre internationale ?


Lino Bordin: Oui. En fait, quand nous avons traversé la frontière et sommes entrés au Rwanda et qu'ils (les autorités rwandaises) nous ont envoyés à Nairobi, une des raisons pour lesquelles ils ne voulaient pas que nous parlions aux journalistes était qu'ils ne voulaient pas que nous disions que nous avions vu l'armée tutsie rwandaise entrer dans les camps et faire ce qu'ils ont fait...


Kabila, aidé principalement par des Rwandais, quelques Ougandais aussi et quelques Burundais, est devenu le chef de ce mouvement de libération contre le gouvernement central et ils ont commencé à se déplacer du sud vers Bukavu. Ils ont d'abord pris d'assaut les camps de réfugiés de Bukavu, puis ils ont parcouru les 120 kilomètres entre Bukavu et Goma en deux jours, et nous savions qu'ils arrivaient.


L'invasion a commencé à partir du Rwanda et ce sont tous des militaires rwandais, tous très bien habillés, super équipés en quelque sorte, très efficaces, certainement. Le gouverneur voulait que j'évacue tous ceux qui étaient restés à Goma, une centaine d'étrangers, qui attendaient que la guerre commence. Tous les autres, comme on le fait habituellement quand une guerre peut éclater, avaient été renvoyés deux semaines avant comme personnel non essentiel.


Nous ne savions pas ce qui se passait dans les camps, nous avons commencé à en entendre parler petit à petit... ils ont attaqué Katale vers le nord, Rutshuru, Katale avait 220 000 personnes, un peu plus bas il y avait Kahindo aussi 120 000 réfugiés, encore plus bas dans un rayon de 120 kilomètres il y avait Kibumba, 220 000 réfugiés là-bas, puis il y avait Goma et après Goma Mugunga, à Mugunga il y avait tout l'ancien gouvernement rwandais, avec des parlementaires, des médecins... c'était tout un peuple...


La guerre a éclaté tout autour du bureau de Goma et nous étions enfermés à l’intérieur. Nous étions en contact téléphonique avec Genève. Vers 23h30, le secrétaire adjoint du HCR m’a appelé de Genève, je ne me souviens plus de son nom, c’est un Autrichien, et il m’a dit : « Ecoute Lino, ils viendront te chercher vers 3 heures du matin. » Je lui ai demandé où nous allons. Il m’a répondu : « J’ai parlé avec les autorités et elles te laisseront passer, mais je t’en prie, ils ne veulent pas que tu parles aux journalistes, parce que les journalistes sont déjà là à la frontière en train d’attendre. » Nous sommes sortis du bureau, il y avait une vingtaine de voitures avec beaucoup de membres des ONG. Nous sommes arrivés à la frontière et je suis sorti et j’ai levé la barrière et tout le monde est passé… quand nous sommes arrivés là-bas, tous les journalistes voulaient nous interviewer. En fait, je me suis même disputé avec un journaliste de Rai uno je crois, parce qu’il voulait me parler, m’interviewer et je lui ai dit non. À un moment donné, je me suis même un peu énervée parce que les autorités étaient tout autour et nous regardaient avec des yeux menaçants, et parce qu’ils avaient voulu cette politique. J’ai appris plus tard qu’ils voulaient que nous évitions de dire aux journalistes qui avaient envahi le Congo… 


Nicoletta Fagiolo: Incroyable


Lino Bordin : Et de là, ils nous ont emmenés directement à Kigali. À Kigali, nous avons pu aller à notre bureau, nous y sommes restés environ une demi-heure et de là, ils nous ont ramenés directement à l’aéroport de Nairobi… 


À la recherche de réfugiés perdus 


Au Kenya, on m’a dit d’aller en Ouganda pour voir si nous pouvions faire parvenir de l’aide humanitaire par camion au Zaïre, et aussi parce que des Canadiens arrivaient à Entebbe, près de Kampala, qui survolaient les forêts, afin que je puisse voir si je pouvais repérer les réfugiés au Zaïre. Chaque matin, j’allais de la ville de Kampala à Entebbe pour demander aux soldats canadiens de venir avec eux dans l’avion pour faire une reconnaissance. Ils refusaient. Et chaque jour, ils revenaient en disant « il y avait des nuages ​​» ou « il pleuvait », « les forêts sont épaisses et nous ne pouvions rien voir ». Cela a duré environ un mois.


J'ai ensuite quitté Kampala pour rejoindre la frontière mais quand je suis arrivé là-bas les autorités locales ne m'ont pas laissé approcher de la frontière. Même si cela avait été possible, ils n'avaient pas l'intention de faire passer l'aide de l'Ouganda par la frontière, parce qu'ils avaient décidé de les éliminer tous... 


Nicoletta Fagiolo: Le FPR voulait les éliminer tous ?


Lino Bordin: Oui, oui mais y compris les Américains et les Anglais, à mon avis ils étaient tous d'accord. Donc, de là, après Kampala comme je n'ai rien pu obtenir, pas même des informations, je suis retourné à Bukavu, un mois après, en décembre 1996. On a reconstitué l'équipe et on a recommencé à opérer. Mais on recherchait aussi ces réfugiés qui s'étaient enfuis dans la forêt. J'ai loué un petit avion et on est allé chercher au-dessus des forêts vers Shabunda, et on voyait de temps en temps il y avait une clairière au milieu des arbres et on voyait que des gens étaient passés, on voyait peut-être un drap tendu entre deux arbres, ou bien là où ils avaient fait des feux. Ensuite, nous sommes tombés sur une mission italienne que je ne connaissais pas, à Shabunda, et nous avons commencé à discuter. Ils m'ont dit que depuis des mois, ils voyaient un cortège de gens détruits, malheureux, qui traversaient la forêt. Certains allaient vers le sud, tandis que Tingi Tingi était plus au nord. Ceux qui fuyaient les camps de Goma allaient vers Tingi Tingi et ceux qui fuyaient les camps de Bukavu allaient vers le sud.


Ils m'ont dit que la pire mort dans les forêts, c'était pour ceux qui ne pouvaient plus supporter, ceux qui ne pouvaient plus marcher et les insectes les mangeaient, il n'y avait pas de gros animaux, des insectes. Des insectes qui mangeaient les personnes âgées, les enfants, les femmes enceintes... non, regardez, c'était un truc...


Nicoletta Fagiolo: Vous m'avez expliqué qu'environ 400 000 étaient rentrés au Rwanda et donc environ 800 000 sont restés et sont morts dans la forêt.


Lino Bordin: Oui


Nicoletta Fagiolo: Pourquoi ont-ils voulu minimiser ce chiffre, puisque le HCR a parlé de 300 000 perdus dans la forêt...


Lino Bordin: À mon avis, ils étaient plus nombreux. Peut-être qu'il y en avait un million au total dans cette zone. La communauté internationale, surtout les États-Unis et la Grande-Bretagne, ont commencé à se plaindre, pour des raisons politiques, mais aussi économiques, ils coûtaient énormément cher, je crois que c'était un million de dollars par jour juste pour les camps de Goma, donc ils étaient très chers.


Nicoletta Fagiolo: Pourquoi était-il évident que les Américains et les Anglais étaient derrière cette invasion ?


Lino Bordin: Parce que c’était connu. Par exemple, les Nations Unies à Kigali, de qui prenaient-ils leurs ordres en fait, les gens parlaient en ville.


Nicoletta Fagiolo: Et l’opération Turquoise menée par les Français ?


Lino Bordin: Les Français ont sauvé beaucoup de Hutus. Les Français n’avaient pas participé à la guerre.


Nicoletta Fagiolo: Ceux qui ont fui le Rwanda vers les camps, étaient-ils exclusivement Hutus, ou y avait-il aussi des Tutsis, des familles mixtes…


Lino Bordin: Beaucoup venaient de familles mixtes. Principalement moitié-moitié, par exemple un père hutu et une mère tutsie… comme la famille de mes amis, je ne te dirai pas qui ils sont parce que maintenant ils sont tous réfugiés en Europe et ils m’envoient des photos de leurs enfants. Ça me donne envie de pleurer. Les photos de leurs enfants qui ont obtenu leur diplôme. Et ils m’écrivent et me disent : « Lino, nous sommes tous en vie grâce à toi. » Je reçois des lettres du Canada, d'Australie. Ils se souviennent de moi...


Nicoletta Fagiolo: Et vos collègues ? Pourquoi ont-ils présenté les Hutus ou ces réfugiés en général sous un mauvais jour ?


Lino Bordin: Une collègue disait « tuons-les tous » ! J’ai essayé d’expliquer à une collègue sicilienne, avec qui je suis toujours ami, que pour moi, plus qu’un génocide, c’était une révolte contre un certain système qui, pendant des siècles, avait maintenu les Hutus en esclavage. J’en parle plus en détail dans mon livre. Elle ne voulait pas écouter, je pense qu’elle a subi un lavage de cerveau, mais je peux comprendre qu’à cette époque, nous avions ce génocide dans la tête, dont tout le monde parlait, mais il est vrai aussi que nous parlions avec des gens qui nous expliquaient quelles étaient les conditions avant l’invasion du FPR. 


De New York, une amie m’a envoyé un livre d’histoire sur le Rwanda, et à un certain endroit, on voit des photos : il y a une prise de Baudouin, le roi des Belges, à seulement 22 ans, dès son élection, alors qu’il visitait les colonies, le Congo, le Rwanda et le Burundi. Vous voyez ce grand et beau Baudouin, toujours habillé en blanc, et puis il y a ces chefs tutsis très grands à côté de lui, avec des capes pleines de plumes de différentes couleurs et là à droite, assis par terre, habillés de feuilles de bananier, ce sont les Hutus. L'image parle d'elle-même.


Nicoletta Fagiolo: Pourquoi les Rwandais ont-ils fui au Zaïre ?

Lino Bordin: C’est la guerre qui les a fait fuir le Rwanda. Tout le monde savait que ce génocide pouvait arriver et ils l’ont fait parce que Kagame et compagnie devaient se débarrasser de beaucoup de Rwandais qui autrement pouvaient créer des problèmes de partage du pouvoir. Donc, ils ont sacrifié tous ceux qui allaient être tués.


Nicoletta Fagiolo: Le commandant de la force de la Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda (MINUAR), Roméo Dallaire ou le commandant en second Luc Marchal ou encore la journaliste belge Colette Braeckman ont tous dit cela, que le FPR était prêt à sacrifier les Tutsis de l’intérieur pour arriver au pouvoir.


Lino Bordin: Non seulement, Kagame a dit à certaines occasions aux soldats étrangers « vous ne devez pas intervenir, c’est un problème interne que nous devons résoudre », mais c’était déjà décidé à l’avance à mon avis.

La dissimulation d’un génocide


Nicoletta Fagiolo: Pourquoi le HCR n’a-t-il pas pris position, c’était une guerre internationale, s’il y avait une invasion…

Lino Bordin: Comme on ne devait pas savoir que les Tutsis avaient envahi le Rwanda, mais qu’il s’agissait d’un mouvement de guérilla né des Banyamulenge, car ils étaient discriminés, c’était la version officielle…


Lino Bordin: En fait, quand on a traversé la frontière et qu’on est entrés au Rwanda et qu’ils nous ont envoyés à Nairobi, une des raisons pour lesquelles ils ne voulaient pas qu’on parle aux journalistes, c’est parce qu’ils ne voulaient pas qu’on dise qu’on avait vu l’armée tutsie rwandaise entrer dans les camps et faire ce qu’elle a fait…


Nicoletta Fagiolo: Avez-vous déjà été témoin d’une autre crise de ce genre où des camps de réfugiés sont bombardés et attaqués de cette façon ?


Lino Bordin: Je n’ai jamais vu, au cours de ma longue carrière de 30 ans aux Nations Unies, où j’ai toujours été dans des camps de réfugiés toute ma vie, qu’il y ait eu des camps attaqués de cette façon. De petites vicissitudes entre réfugiés et populations locales, j’en ai vu, un peu en Somalie, pas en Angola, mais rien de comparable à ce qui s’est passé là-bas, absolument pas.


Nicoletta Fagiolo: Et la Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Sadako Ogata, n’a rien dit ?


Lino Bordin: Je ne sais pas ce qu’ils ont dit à Genève, parce que j’étais en pleine guerre à Bukavu. 


Nicoletta Fagiolo: Quand vous êtes rentrée au Zaïre en décembre 1996 qu’avez-vous trouvé ? 


Lino Bordin: Les camps étaient tous vides, il n’y avait plus personne dans les camps. Je me souviens quand j’ai vu Mugunga… ehhhhh… et tout le monde parlait de tous les massacres qui avaient eu lieu. Ceux qui avaient fui et mouraient dans la forêt. Il y avait une persécution contre les hommes, les femmes et les enfants hutus, ils ne faisaient pas de distinction entre ceux qu’ils visaient. Il suffisait qu’ils meurent, ils tuaient tout le monde et à mon avis à Tingi Tingi, 200 à 300 000 personnes ont été tués.


Filippo Grandi (un collègue du HCR) qui était là m’a dit qu’à un moment donné, on leur a interdit d’aller dans les camps. Les réfugiés en fuite sont arrivés à Tingi Tingi, c’était le bazar, il y avait aussi un hôpital avec quelques milliers de personnes. Filippo m’a dit : « Regardez, les nouvelles autorités nous ont dit que personne ne devait aller au camp pour s’occuper de quoi que ce soit parce qu’ils allaient… le lendemain, l’hôpital avait complètement disparu… il n’y avait plus rien, pas de tentes, pas de malades, rien… ils les ont tous massacrés. » Combien sont morts dans la rivière parce qu’entre les armes et la rivière, beaucoup ont choisi la rivière… il y avait le train, je ne sais pas combien ils en ont massacré dans ce train qui est arrivé à Tingi Tingi, ils les ont tous massacrés, il y a eu ceux qui se sont échappés par les fenêtres, ceux qui se sont jetés dans la rivière… ehhh 


Nicoletta Fagiolo: A Bukavu, vous avez reçu des menaces de mort après un rapport que vous avez écrit qui dénonçait les massacres de l’armée rwandaise dirigée par les Tutsis au Zaïre ?


Lino Bordin: Cela m'a beaucoup surpris aussi parce que j'avais envoyé un rapport confidentiel à Sérgio Vieira de Mello qui était notre envoyé spécial pour la région des Grands Lacs et au responsable de cette partie de l'Afrique.

Nous sommes à Bukavu pour la reconstruction de cette zone et pour remettre en état les camps où se trouvaient les réfugiés avant, les rendre utilisables pour replanter pour la population locale, réparer ce qui avait été détruit et nous étions la seule agence des Nations Unies déjà présente, la première à arriver après la guerre, c'était moi et douze collègues femmes, deux de Nouvelle-Zélande et il y avait aussi la représentante du Programme alimentaire mondial qui était arrivée, une Érythréenne je me souviens, et c'est tout, juste nous.


Et un soir, le gouverneur m'appelle et insiste pour que je lui téléphone. Malheureusement, j'étais rentré du bureau, une bonne demi-heure, trois quarts d'heure et j'étais dans la salle de bain et je n'entendais pas le téléphone. Ma secrétaire est venue d'en bas et m'a dit "voilà le gouverneur qui te cherche désespérément", ses mots exacts. Je suis parti habillé en tenue de sport, car c'était un ami. Je suis arrivé au gouvernorat et j'ai trouvé une situation à laquelle je ne m'attendais absolument pas : le bureau était rempli de soldats tutsis rwandais, de deux mètres de haut, des militaires, des généraux avec des paillettes, des médailles, des armes et des grenades à main et dans le salon du gouverneur il y avait quatre gars qui semblaient gérer un peu la situation, quatre Africains.


Le gouverneur qui, bien qu'il soit africain, était presque pâle, je crois qu'il avait plus peur que moi, le pauvre, il était terriblement désolé.


Le député, par contre, qui était un de ces Rwandais durs, grand, maigre, me regardait de haut et me disait : « Notre mouvement est un mouvement qui se cherche encore et tout peut vous arriver ici, qui viendra vous chercher, qui viendra vous chercher dans la forêt pour savoir qui vous a éliminé. » Moi aussi j'avais peur et j'étais assis là sur cette chaise avec ces quatre qui m'insultaient et ils me disaient : « Heureusement que l'ambassadeur d'Angleterre a pu nous montrer votre rapport confidentiel sur les tueries que nos soldats commettent dans la forêt, mais avez-vous vu cela ? Avez-vous vu cela personnellement ? « J’ai dit : « Personnellement, non, pas directement, mais en passant dans les villages, les villageois congolais m’ont emmené voir où se trouvent les fosses communes et il y a des cartes d’identité et des documents qui sortent du sol, on voit que la terre a été déplacée, et les Congolais ont été obligés par les militaires tutsis à creuser et à enterrer tous ces cadavres.

Et j’ai vu ça, j’étais là. Non seulement ça, puis il y avait tous ceux qui me racontaient ce qui se passait dans les forêts. Et dans les forêts, ce qu’ils me racontaient, il se passait des choses horribles. Ils lui coupaient un morceau de jambe, un bras… J’entendais des choses comme ça tous les jours, en continu et puis ces quatre ont commencé à dire « Alors toi, les prochains rapports, avant de les envoyer à Genève, il faudra les partager avec nous, avec le gouvernorat », et j’ai dit « nous suivons les lois internationales que les gouvernements ont signées. Et nous sommes toujours avec le gouvernement congolais officiel pour le moment, ils ont signé les accords », ils s’en fichaient. Alors, j’ai dit d’accord, on va essayer de te le faire savoir, de toute façon. Et je me suis dit vous savez les Africains, laissez-les se défouler, puis vous verrez petit à petit comment vous en remettre. Pour vous dire la vérité vers minuit, nous sommes tous allés dans un restaurant qu’ils avaient ouvert pour manger quelque chose en amis. C'est, je ne sais pas, quelques années plus tard que le grand mince (pas le gouverneur), celui qui avait étudié en Afrique du Sud, un Rwandais, qui était devenu ensuite ministre de la Justice à Kinshasa avec le nouveau gouvernement Kabila, qui un jour a rencontré Filippo Grandi et lui a dit, et Filippo Grandi m'a fait part de cela : « nous avons très mal traité un de vos compatriotes à Bukavu », le Rwandais a même écrit cette anecdote dans un livre.


Nicoletta Fagiolo: Mais vous dites que les ordres venaient d'Angleterre, comment faites-vous ce lien ?


Lino Bordin: Parce que les Américains et les Anglais étaient unis dans la planification de tout ce qui était organisé. Quand on dit que le Rwanda a été aidé, il a été aidé par l'Amérique et l'Angleterre. Et à mon avis dans ce cas précis, comme ce collègue à Genève avait des contacts avec les ambassades anglaise et américaine à Kigali, une fois qu'ils ont reçu le texte, ils se sont sentis obligés d'avertir le nouveau gouvernement à peine installé à Goma, il y a à peine deux mois.


Nicoletta Fagiolo: Et pourquoi tout ce silence, toutes ces années, même de la part de ceux comme les Nations Unies qui étaient sur place et qui pouvaient dénoncer ces massacres de la part du FPR, au moins à ce moment-là, les autorités de Genève pouvaient faire des déclarations.


Lino Bordin: Je ne veux pas dire une bêtise, mais à mon avis, plus ils tuaient, plus tout le monde était content. C'était un peu mon impression, et personne ne voulait vraiment prendre position contre le Rwanda, ce qui signifiait aussi être contre les États-Unis et la Grande-Bretagne.


Je suis arrivé en Italie et le ministère de l'Intérieur m'a appelé et m'a dit « il y a plusieurs Congolais qui viennent demander l'asile politique, pouvez-vous nous expliquer ce qui s'est passé, vous qui étiez là dans cette région ». Alors, je m'organise, une belle grande carte et quelques cartes plus petites... J'arrive et il y avait une dizaine de fonctionnaires, du Ministère de l'Intérieur et des Affaires Etrangères, je commence à expliquer... J'ai commencé à pleurer, je ne pouvais plus m'arrêter... J'ai couru aux toilettes. Ça me bouleverse encore,... c'était un grand moment. 


Nicoletta Fagiolo : Et quand tu es revenu au Zaïre en décembre 1996 combien de mois y es-tu resté ? 


Lino Bordin: Je suis restée 8 mois avant d'aller au Kurdistan en Irak. 


Le HCR a envoyé plusieurs fonctionnaires, parce qu'à ce moment-là ils essayaient de retrouver les réfugiés perdus dans les forêts et aussi essayer de comprendre qui étaient les génocidaires et qui ne l'étaient pas. 


J'avais des informations parce que les réfugiés me parlaient ou de un collègue qui me racontait à Kibeho ce qui s'était passé. Sinon quand on était au bureau en réunion, même quand on discutait des raisons pour lesquelles ces réfugiés ne voulaient pas rentrer, qu’il il y avait des problèmes de droits de l'homme au Rwanda... Non, non, ils ne voulaient pas écouter...


Nicoletta Fagiolo: Et pourtant cela fait partie du non-refoulement, n'est-ce pas ? 


Lino Bordin: La pression qui a été exercée sur Genève pour qu'ils retournent au Rwanda à tout prix était grande, personne n'a pris la défense des réfugiés hutus. Ensuite, nous sommes allés aussi au Rwanda pour avoir des réunions avec les nouveaux dirigeants tutsis du Rwanda et il y avait une difficulté à parler avec eux que vous ne pouvez pas imaginer, ils étaient tellement sévères, sérieux et c'était comme s'ils nous considéraient comme des complices des Hutus qui étaient dans les camps. En fait, nous avons même fait un séminaire à Kigali à l'hôtel Milles Collins pour nous apprendre à gérer les relations avec les nouvelles autorités rwandaises. 


Nicoletta Fagiolo: Et qui a organisé cela ? 


Lino Bordin: Le HCR 


Nicoletta Fagiolo: Et de quoi a-t-on parlé ?


Lino Bordin: Pouvoir parler et leur faire comprendre nos positions sans les mettre en colère. Parce qu'ils nous détestaient vraiment, et je l'ai vu dans la façon dont ils nous regardaient, parce qu'ils pensaient que nous étions d'accord avec les Hutus. Évidemment, notre tâche était de sauver ces Hutus et d’aider ces réfugiés, puis ce qui était politique était une autre affaire, cela ne nous concernait pas.


Les Américains, ils ont contribué à hauteur de 40%, ou ils ont donné, mais je pense que c'est toujours le cas aujourd'hui, au budget du HCR et donc on a toujours eu un numéro deux américain, la CIA évidemment. Les Américains rapportaient tout à leurs ambassades, c'était difficile de comprendre qui était de la CIA et qui n'en était pas. 


J'ai écrit un autre rapport quand j'étais à Bukavu et celui-ci aussi a été mal reçu à Genève. Ils ne voulaient rien savoir. J'étais seul. 


Au début, j'étais surpris qu'il y ait une telle implication aussi bien des Américains que des Britanniques et je me suis aussi dit, qui sait d'où ces gens ont eu cette information, mais ensuite petit à petit j'ai commencé à recevoir des rapports non seulement des réfugiés, mais aussi des ambassades qui venaient nous rendre visite et qui nous le disaient carrément. Quand l'ambassadeur américain est venu, c'était clair qu'ils étaient impliqués d'après ce qu'ils disaient, "il faut mettre un terme à cette histoire, ils (les réfugiés) coûtent trop cher, ils sont dangereux pour le Rwanda."



NOTES


[ii] UNHCR Goma Head of Office Joel Boutroue underlines this in the study Missed Opportunities: The Role of the International Community in the Return of the Rwandan Refugees from Eastern Zaire, July 1994 - December 1996, June 1998.

[iii] Augustin Bizimungu was appointed chief of staff of the army on 16 April 1994 and promoted to the rank of major general.


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