Un procès s’est tenu à Paris du 7 au 11 octobre 2024 contre le journaliste d’investigation et historien Dr Charles Onana et son éditeur Damien Serieyx, accusés de négationnisme du génocide à propos d’un livre publié en 2019 sur l’opération Turquoise menée par la France sous mandat de l’ONU au Rwanda en 1994. Les parties plaignantes sont cinq ONG basées en France : Ibuka-France, Survie, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) et le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR).
Une loi française votée en janvier 2017 – un amendement introduit à l’article 24 bis de la loi sur la liberté de la presse – peut aujourd’hui condamner quiconque remet en cause le récit du génocide des Tutsi dans l’analyse de la tragédie rwandaise : nier, banaliser ou contester le génocide des Tutsi au Rwanda est puni jusqu'as un an d’emprisonnement et d’une amende pouvant aller jusqu’à 45 000 euros.
Il est assez étonnant de constater qu’au cours des quatre jours du procès, les avocats d’Onana ont présenté 18 témoins, Rwandais et non Rwandais, qui ont tous parlé de leur expérience directe au Rwanda des événements en question, alors que les plaignants n’ont même pas présenté un seul témoin rwandais, mais seulement trois jeunes étudiants universitaires (dont un seul a écrit sur l’histoire du Rwanda et rien sur le sujet en question), ces témoins ont passé le temps du procès à exposer les caractérisations linguistiques de la négation du génocide, un avocat belge Bernard Maingain (qui, lors du procès, a basé tout son témoignage sur des preuves par ouï-dire) et le journaliste Jean-François Dupaquier.
Ce montage semble assez raciste en soi, car non seulement les plaignants ne se sont engagés dans aucun des nombreux détails historiques révélés par ceux qui ont été témoins des événements, mais ils semblent se sentir autorisés à défendre une version douteuse de l’histoire d’un pays, en ignorant la pléthore de sources d’archives disponibles aujourd’hui et, pire encore, en ignorant ce que de nombreux Rwandais ont à dire.
Une manière plus civilisée d’affronter les différents récits entourant la tragédie rwandaise aurait peut-être été d’organiser un débat où Onana aurait pu affronter Jean-François Dupaquier et où les événements historiques auraient pu être discutés. Pas un camp réduisant l’autre au silence avec 15 avocats payés par des ONG dont le travail devrait plutôt se concentrer sur la lutte contre les violations des droits de l’homme, plutôt que d’attaquer un livre écrit par un érudit.
Le contraste entre les simples citoyens, les diplomates, les avocats, les militants des droits de l’homme, le personnel de l’ONU, les responsables militaires français, expliquant la complexité des événements qu’ils ont vécus sur le terrain, et les témoins des parties plaignantes, qui n’ont jamais abordé un seul fait historique, était assez dystopique à regarder. Ce qui était également intéressant, c’est que les témoignages rwandais que le Dr Charles Onana a présentés au procès provenaient de tous les horizons politiques du pays, enrichissant ainsi une présentation souvent unilatérale.
Je suis arrivée à la conclusion inverse de ce que souligne la loi française, et même Charles Onana qui ne nie pas le génocide des Tutsi. Lorsque je travaillais au Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à Genève, mes collègues me corrigeaient lorsque j’achetais des livres qui expliquaient l’implication de la France dans le génocide rwandais : ils me disaient que je ne comprenais pas vraiment, que ces livres étaient de la propagande, alors qu’eux étaient sur le terrain et voyaient ce qui se passait : Le Rwanda 1990-1994 était, selon eux qui ont passé des années sur le terrain à travailler dans les camps de réfugiés au Rwanda, au Congo (alors Zaïre) et en Tanzanie, un changement de régime américain et un génocide hutu. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris les graves implications de leurs aveux.
Ainsi, ce qui rend peut-être ce procès cauchemardesque d’un point de vue historique, c’est que la loi même introduite en 2017 agit comme une camisole de force sur la tragédie rwandaise, n’autorisant aucune recherche sur les nuances nécessaires à toute reconstruction historique. Pire, ce carcan est contesté par la jeunesse rwandaise d’aujourd’hui, dont beaucoup ont fui le pays en exil en raison de menaces de mort, simplement pour avoir perçu cette lecture caricaturale de la tragédie rwandaise comme injuste, provoquant un apartheid pur et simple des victimes.
J’ai été étonné d’apprendre de la bouche de nombreux Rwandais, tant dans la salle d’audience qu’à l’extérieur, qu’ils n’étaient pas autorisés chez eux de pleurer leurs familles hutues, mais seulement leurs familles tutsis, qui ont succombé dans les terribles massacres.
Peu de Rwandais étaient présents au tribunal en tant que spectateurs : certains m'ont dit qu'ils avaient très peur, car le simple fait de se présenter à ce procès peut être perçu par le régime de Kagame comme une prise de position contre lui ;d’autres m’ont dit qu’ils étaient injustement persécutés comme génocidaires pour ne pas avoir accusé les Français comme le leur demandait le gouvernement rwandais, pour avoir tenté de créer un parti politique en exil ou simplement pour avoir critiqué le régime actuel ; d’autres voulaient témoigner de ce qu’ils avaient vu mais m’ont dit que Paul Kagame exterminerait leur famille restée au pays s’ils le faisaient. J’ai commencé à sentir que quelque chose ne tournait pas rond. Cette communauté de Rwandais est diabolisée, oubliée et laissée à elle-même face aux lois draconiennes françaises et internationales.
Ayant suivi le procès de Laurent Gbagbo pendant neuf ans, j’étais également conscient des graves lacunes de ce que certains saluent comme un système judiciaire, alors que ce qui s’est passé à la Cour pénale internationale dans l’affaire Gbagbo et Charles-Blé Goudé n’était rien d’autre qu’une guerre juridique néocoloniale. C’est pourquoi j’ai également trouvé profondément malsaine la partie de la nouvelle loi française exposée lors du procès qui soutient que l’on n’est pas autorisé à remettre en question les institutions.
Le monde a laissé tomber le Rwanda, non seulement en 1994, mais jusqu’à aujourd’hui.
Ce que j’ai perçu en tant qu’observatrice extérieur de ce procès, c’est un pays, le Rwanda d’aujourd’hui, souffrant et traumatisé par son incapacité à dire la vérité sur sa propre histoire, et le système judiciaire français qui semble aider et encourager l’application de ce silence absurde et épouvantable.
Kagame utilise cette loi française fallacieuse de 2017 pour clore le débat sur les événements rwandais de 1990-94, ainsi que pour réduire au silence toute dissidence contemporaine. Après le génocidaire (l’analyste géopolitique congolais Patrick Mbeko a documenté le harcèlement judiciaire des Hutus dans le monde entier dans un livre récent intitulé Rwanda : Malheur aux Vaincus 1994-2024), le négationniste du génocide devient un parfait outil de répression, d’autant plus que la France a décidé, sous la houlette d’Emmanuel Macron, d’adopter ce harcèlement judiciaire, très probablement en échange de gains économiques dans la région des Grands Lacs africains. Après tout ce sont des soldats rwandais qui protègent les intérêts pétroliers français au Mozambique et l’Europe a bien signé un mémorandum sur les minerais stratégiques avec le Rwanda en février de cette année, malgré les nombreux rapports qui révèlent que la plupart de ces minerais sont pillés dans l’est du Congo.
Pire, Kagame utilise cette fausse histoire pour occuper aujourd’hui l’est du Congo où un génocide perpétré par des milices mandataires, principalement rwandaises mais aussi ougandaises, est en cours depuis 1996 : nous en sommes aujourd’hui à plus de 12 millions de civils assassinés et à plus de 7 millions de personnes déplacées dans la région. Un membre de la LICRA a essayé de me convaincre pendant la pause du procès que 100 000 personnes avaient été tuées dans l’est du Congo, alors que des rapports de 2008 basés sur des enquêtes épidémiologiques parlaient déjà de 5,6 millions de morts en neuf ans (ils excluaient les deux premières années de la guerre de 1996-98 et les 16 années qui ont suivi jusqu’à aujourd’hui). Il était consternant d’entendre des membres d’ONG qui accusées un livre de négation du génocide, nier le génocide Congolais.
Le premier jour du procès, nous avons entendu l’un des témoins des plaignants, Bojana Coulibaly, dont le domaine d’expertise est la littérature. Elle a été directrice de publication des éditions EJO, une maison d’édition spécialisée dans la littérature wolof et d’autres langues nationales sénégalaises, fondée par l’écrivain Boubacar Boris Diop. Mme Coulibaly a publié un ouvrage sur la nouvelle ouest-africaine. On ne peut s’empêcher de se demander comment quelqu’un qui n’a rien publié sur l’histoire du Rwanda peut être considéré comme un témoin qualifié dans un procès concernant un livre sur une opération humanitaire spécifique dans l’histoire contemporaine du Rwanda. D’autre part, parce que le livre faisant l’objet du procès était une extrapolation d’un doctorat obtenu par Charles Onana à l’Université de Lyon en 2017. Pourtant, il nous a été dit au procès que le sujet n’était pas l’histoire (bien qu’il s’agisse d’un livre d’histoire) mais la langue, la langue de la négation du génocide. Une grande partie de la présentation a porté sur la façon dont l’auteur Onana avait placé le mot génocide entre guillemets dans certaines parties du livre, le mot apparaissant plus souvent entre guillemets que sans guillemets.
J’ai fait une rapide recherche sur Internet et j’ai découvert que la responsable du programme des langues africaines à Harvard, Bojana Coulibaly, est une militante inconditionnelle de Paul Kagame, qui protège le régime totalitaire de toute critique possible, jusqu’au plus grand ridicule. Par exemple, dans une interview pour Kirinapost, Coulibaly qualifie la récente enquête de Forbidden StoriesRwanda Classified, au cœur de l'engrenage répressif du régime de Paul Kagame de conspiration et de « cas d’école de la négrophobie journalistique européenne ». C’est absurde quand on sait que l’un des enquêteurs qui a participé à plusieurs des huit enquêtes est un journaliste rwandais, Samuel Baker Byansi, en exil en raison de ses recherches sur l’implication du Rwanda dans l’est du Congo.
Coulibaly n’a probablement pas lu le livre Bad News : Last Journalists in a Dictatorship d’Anjan Sundaram, un récit poignant sur l’état du journalisme au Rwanda. Pendant une pause du procès, j’ai demandé à l’avocat du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), Richard Gisagara, s’il ne pensait pas qu’il était trop tendancieux de présenter un témoin qui qualifie également de conspiration des enquêtes journalistiques des media main stream , ce à quoi il a répondu : « Bien sûr que les enquêtes de Forbidden Stories sont une conspiration ».
Cela peut être dû au manque total de connaissances de Coulibaly sur ce qu’elle écrit, puisqu’elle n’a écrit que quelques articles académiques sur des sujets tels que les nouvelles africaines ou la lutte traditionnelle en Afrique de l’Ouest.
Mais il y a pire : Coulibaly, dans un tweet, nie catégoriquement le récent rapport de Human Rights Watch sur la torture au Rwanda en déclarant que ces rapports sont non seulement « inventés » mais qu’il s’agit de positions pro-Onana d’une télévision française (TV5Monde) qui reçoit des fonds de l’État congolais. J’ai rarement lu des affirmations aussi tordues et ridicules, qui ne sont pas dignes d’un universitaire.
Sa position pro-Kagame est étonnante : dans un article paru en 2022 dans The Great Lakes Eye Combien de temps encore les médias occidentaux et la communauté intellectuelle vont-ils s’aveugler avec des récits fallacieux sur le Rwanda ? Coulibaly vient à nouveau à la rescousse du régime totalitaire de Kagame et nie que la milice M23 est soutenue par le Rwanda, démentant ainsi d’innombrables rapports du Groupe d’experts de l’ONU et d’autres rapports, des témoignages sur le terrain et des livres écrits sur le mouvement.
Elle nie également le génocide congolais bien documenté perpétré depuis près de trois décennies par les milices mandataires rwandaises et ougandaises. Dans cet article, elle demande l’incarcération du héros de l’Hôtel Rwanda, Paul Rusesabagina, récemment libéré. L’histoire de Rusesabagina peut être lue dans l’une des enquêtes de Forbidden Stories.
Coulibaly, qui n’a écrit que quelques courts articles sur le Rwanda, souligne également dans un article du 5 juillet 2024 pour The Eastleigh Voice, basé à Nairobi, que la réélection très probable de Kagame avec plus de 90 % est en fait un exemple de démocratie.
Dans un article paru en juillet 2024, Coulibaly interviewe le porte-parole du M23, Lawrence Kanyuka, qui affirme que le mouvement est pacifique, tout en soulignant qu’il se bat contre les forces gouvernementales.
Un autre article daté du 30 juillet 2024 et publié sur le site Web Conspiracy Tracker Great Lakes Coulibaly attaque agressivement l'expert congolais Jason Stearns (dont les écrits sur la crise congolaise sont souvent trompeurs) pour son appel à sanctionner le Rwanda. Elle propose plutôt que ce soit le président congolais Thisekedi, dont le pays subit une agression internationale, qui soit sanctionné. Elle appelle également à des mesures disciplinaires au sein du monde universitaire contre Jason Stearns.
Lorsque j’ai vu Coulibaly rire au procès et secouer la tête lorsque Charles Onana a parlé des menaces de mort qu’il avait reçues du régime de Kagame (Onana a déposé une plainte en France en octobre 2024 contre Paul Kagame pour les menaces de mort reçues), et que je voulais simplement lui dire que j’avais une copie du communiqué de presse des avocats de Victore Ingabire qui mentionnait ces menaces, elle a appelé la police au procès pour m’obliger à m’asseoir ailleurs. Lorsqu’à la fin du procès, j’ai essayé de parler à un Rwandais du groupe des plaignants pour mentionner à nouveau le communiqué de presse de l’avocat, bien que je ne lui parlais pas, Coulibaly a de nouveau appelé la police, alors que je discutais pacifiquement, et a demandé qu’on me demande de partir, bien que le procès soit terminé. J’étais gênée pour elle.
Je lui ai également demandé, pendant une pause du procès, pourquoi elle avait écrit que Forbidden Stories était une conspiration, ce qu’elle a nié en disant que ce n’était pas ce qu’elle avait écrit et elle a mis fin à la conversation.
Je suppose que l’on devient ce pour quoi on travaille…
La fiction aurait probablement été une meilleure option de carrière pour Coulibaly.
Première partie… à suivre…
Traduit par Alice Mutikeys pour Les Mutikeys
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