L’histoire secrète du Rwanda. Commentaire sur le documentaire de BBC Two
Nicoletta Fagiolo, 17 décembre 2014
Originally published for RESET geopolitical magazine
De l’aveu général, le tir qui a abattu l’avion gouvernemental transportant le président rwandais Juvénal Habyarimana et le président burundais Cyprien Ntaryamira, le 6 avril 1994, a déclenché le génocide rwandais. Les 12 personnes à bord, dont trois membres d’équipage français, ont péri[2]. Curieusement, malgré la mort soudaine de deux présidents, aucune enquête internationale n’a été menée et la responsabilité de l’attentat contre l’avion reste controversée à ce jour, divisant ceux qui clament que Kagame est responsable et ceux qui rejettent la faute sur les extrémistes hutus partisans de la ligne dure. Cet événement a déclenché une folie meurtrière de 100 jours, qui a fait entre 800 000 et un million de morts.
La version historique largement admise conclut que c’est la branche armée du Front patriotique rwandais (FPR) rebelle de Kagame, à prédominance tutsie, qui a mis fin à la violence. Le FPR a été créé en 1987 par des réfugiés tutsis en Ouganda, dans le sillage de la révolution sociale de 1959. C’est le parti au pouvoir dans le pays aujourd’hui. En juillet 1994, Le FPR a déclaré victoire sur les forces gouvernementales qui avaient alors fui massivement le Rwanda et sont allés grossir les camps de réfugiés dans les pays voisins.
Si la principale allégation du film est vraie, à savoir qu’il n’y a pas eu de génocide planifié par le gouvernement hutu en 1994, comment se fait-il alors que cette version du conflit ait pu accaparer les médias au cours des 20 dernières années ? En outre, quelles sont les conséquences cachées de cette histoire « non dite » ?
Suite à la diffusion du documentaire de la chaîne britannique, le gouvernement rwandais a suspendu les émissions de la BBC en Kinyarwanda, la langue officielle du pays. Il a également annoncé qu’il allait mettre en accusation les producteurs de la BBC pour « déni de génocide ». Une diaspora rwandaise prospère, un groupe de journalistes et d’universitaires, ainsi que des voix publiques du pays, ont envoyé des lettres ouvertes au diffuseur britannique - certains saluant le travail d’enquête de la BBC et d’autres le qualifiant de « dangereusement irresponsable »[3].
En réponse à cette folie meurtrière concentrée sur trois mois, l’ONU a créé le Tribunal pénal international ad hoc pour le Rwanda en novembre 1994, par la résolution 955 du Conseil de sécurité des Nations unies. Le tribunal a été établi pour traduire en justice les responsables du génocide et d’autres violations graves du droit international perpétrées au Rwanda ou par des citoyens rwandais vivant dans des États voisins, dans la période comprise entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. Après deux décennies de poursuites engagées contre des suspects, et après de constants retards et prolongations de la date d’achèvement initialement prévue en 1997, le tribunal a finalement fermé ses portes en novembre de cette année.
Paul Kagame peut s’indigner aujourd’hui que le documentaire de la BBC pose la question de savoir qui a commis le génocide, alors même que cette question a été soulevée par l’évaluation du Tribunal d’Arusha par l’International Crisis Group (ICG) dans son rapport de juin 2001 intitulé L’Urgence de juger. « Avec un effectif de plus de 800 employés, trois chambres de première instance présidées par neuf juges et un budget d’environ 90 millions de dollars américains, les performances du TPIR sont lamentables (...) Sept ans après sa création, le TPIR n’a toujours pas réussi à faire la lumière sur le plan, le mécanisme, la chronologie, l’organisation et le financement du génocide, ni à répondre à la question clé : qui a commis le génocide ? », peut-on lire dans le rapport[4].
En 2001, l’ICG prévoyait que le procès dit « Militaires 1 » de Théoneste Bagosora, présumé cerveau du génocide rwandais avec trois autres hauts gradés de l’armée - Gratien Kabiligi, ancien chef des opérations militaires, Aloys Ntabakuze, ancien chef des para-commandos rwandais et Anatole Nsengiyumva, commandant du secteur de Gisenyi - promettait d’être « le plus déterminant pour apporter des éclairages sur la planification du génocide et des massacres ». Il a été qualifié à juste titre de procès des « gros poissons ».
Les accusés étaient pointés du doigt pour planification à long terme ou conspiration en vue de commettre un génocide et d’autres crimes de guerre contre la population civile Tutsi minoritaire. Leur complot sournois aurait été planifié avant la violence de masse déclenchée par l’assassinat des deux présidents le 6 avril 1994. Huit ans plus tard, les « gros poissons » ont été acquittés de l’accusation de planification de génocide.
Cet acquittement est dû aux preuves qui ont fait surface au procès et ont fourni une autre explication de la violence qui a balayé le Rwanda d’avril à juillet 1994, à savoir que l’aile militaire du FPR, l’Armée patriotique rwandaise (APR), était le principal agresseur. En conséquence, tous les dirigeants du gouvernement et de l’armée d’Habyarimana ont été déclarés non coupables de planification à long terme d’un génocide ou de tout autre crime avant l’assassinat du président. Ce qui signifie que la violence de masse était une réaction à l’assassinat du président et non un assassinat planifié par un « gouvernement génocidaire ».
Le Professeur Peter Erlinder, ancien avocat principal de la défense du Tribunal d’Arusha, explique : « Lors du procès dit des militaires de Bagosora devant le TPIR, j’ai présenté comme preuves des milliers de pages de documents originaux de l’ONU que j’ai pu trouver dans des dossiers qui n’étaient pas censés être publiés pendant 100 ans. Des dizaines de personnes travaillant pour l’ONU faisaient des rapports quotidiens depuis Kigali et d’autres endroits au Rwanda, et Dallaire (Roméo Dallaire, alors commandant de la MINUAR) rencontrait régulièrement Kagame. Ces documents racontent une histoire complètement différente de celle que Kagame et le FPR ont racontée sur la guerre de quatre ans et les 100 jours du « génocide »[5].
Ainsi, les jugements du procès dit Militaires-1 ont estimé que la politique générale de l’armée nationale rwandaise - les officiers des FAR - était tout à fait conforme à celle d’une armée qui défend la nation contre une force d’invasion.
Cependant, le conflit a été décrit à tort comme une guerre civile dans la résolution de l’ONU portant création du tribunal, malgré les preuves qui ont fait surface et qui indiquent un conflit géopolitique plus large. A titre d’exemple, les preuves contenues dans les archives du Tribunal d’Arusha indiquent que l’aile militaire du FPR a envahi le Rwanda à partir de l’Ouganda[6].
Selon des documents gouvernementaux et des services de renseignement disponibles aujourd’hui, les observateurs sur le terrain ont compris que le FPR avait établi une supériorité militaire. L’invasion et l’occupation du nord du Rwanda qui ont commencé le 1er octobre 1990 constituaient une violation de la Charte des Nations unies ainsi qu’une catastrophe majeure en termes de droits de l’homme, et pourtant elles n’ont donné lieu à aucune condamnation ou mesure de la part des Nations unies ou de tout autre gouvernement. Avant l’attaque de 1994, dès février 1993, la branche armée du FPR a mené une attaque surprise qui n’a été arrêtée aux portes de Kigali qu’en raison de la présence et du soutien de conseillers militaires français et zaïrois. Toutefois, un million de personnes ont été déplacées.
En ne reconnaissant pas l’agression, et donc la nature internationale de la guerre, à une époque où l’invasion du Koweït par l’Irak avait provoqué une riposte sévère, le TPIR a contribué à légitimer une rébellion, celle du FPR, qui a accédé au pouvoir par les armes.
Le caractère international de l’invasion et la position d’autodéfense de l’armée nationale rwandaise et de la milice Interahamwe sur le terrain sont corroborés davantage par le travail empirique de deux universitaires américains, les chercheurs Christian Davenport et Allan C. Stam, qui ont classé les événements au cours des 100 jours par périodes, lieux, auteurs, victimes, types d’armes et actes. Ce « catalogue d’événements » leur a permis d’identifier des modèles et des comportements basés sur des investigations statistiques plus rigoureuses.
Alors qu’ils travaillaient avec le TPIR, lorsque leurs conclusions ont commencé à révéler une histoire différente de la version officielle, le procureur d’Arusha les a informés qu’ils n’étaient « plus intéressés par la reconstruction d’une large conception des évènements qui s’étaient déroulés » car ils voulaient « se concentrer uniquement sur les informations directement liées aux personnes accusées de crimes ». Lorsque Davenport et Stam ont demandé au tribunal qu’on leur remette les cartes sur lesquelles ils avaient travaillé et qui reconstituaient jour après jour les mouvements des forces combattantes sur le front, à leur grand désarroi, le parquet a prétendu que ces cartes n’existaient pas. Heureusement, ils avaient pris des notes[7]. Le manque d’intérêt manifeste du procureur pour essayer de comprendre le tableau plus large des schémas de violence du conflit sur le terrain constitue une violation de son mandat.
Comment se peut-il qu’après 20 ans, il n’existe toujours pas de version historique officielle du génocide rwandais acceptée par l’ensemble des historiens et des journalistes ?
Pour le juriste Alexander Zahra, l’explication se trouve dans une recherche historique pauvre et simpliste. Dans une revue de 2003 des publications en langue anglaise sur le génocide rwandais, Zahra signale des ouvrages tels que « We Wish To Inform You That Tomorrow We Will Be Killed with Our Families » (Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles), de Philip Goureveitch, « Leave None to Tell the Story » (Aucun témoin ne doit survivre) d’Alison Des Forges et « When Victims become Killers, Colonialism, Nativism, and the Genocide in Rwanda » (Quand les victimes deviennent bourreaux : Colonialisme, nativisme et génocide au Rwanda) de Mahmood Mamdani, et qualifie leurs récits de « simplistes, tendancieux et dérivés, rédigés dans un style critique ou didactique étranger aux œuvres scolastiques ». Zahra explique comment ils ont tendance à « réduire la défense nationale à une conspiration criminelle, un désaccord politique à une tension ‘tribale’, et une guerre impliquant des forces régulières et irrégulières à un génocide »[8].
Des récits historiques peu convaincants, qui ne résistent pas à la confrontation avec des analyses factuelles mais sont largement cités, contribuent assurément à faire coexister deux versions des événements tragiques de 1994. Pourtant, cette décontextualisation historique a également pu survivre pendant 20 ans grâce à la suppression délibérée de documents et d’enquêtes importants.
Le journaliste d’investigation Charles Onana est peut-être le chercheur qui se fonde le plus sur des faits concernant la région des Grands Lacs. Plutôt que d’utiliser des sources secondaires, Onana a recours à des sources presque entièrement constituées de témoignages et de documents officiels. Dès 2002, Il a mis en garde contre les dangers de l’institutionnalisation d’une histoire fabriquée sur le génocide rwandais. A travers des entretiens recueillis directement auprès des principaux acteurs de la crise et de sources gouvernementales et multilatérales, des rapports de services de renseignement, des correspondances fuitées et bien d’autres sources, il parcourt des archives historiques basées sur des faits qui ont été, jusqu’à très récemment, enterrées par la cacophonie de la version « officielle ».
En 2002, Onana a publié « Les secrets du génocide rwandais, enquêtes sur les mystères d’un président »[9]. Alors que Paul Kagame est salué par la presse internationale comme un héros pour avoir arrêté le génocide, Onana l’accuse d’avoir fomenté l’attentat contre l’avion présidentiel le 6 avril 1994 - l’étincelle qui a mis le feu aux poudres et déclenché les massacres. Kagame et l’État rwandais ont porté plainte pour diffamation à Paris devant la 17e chambre du tribunal de grande instance, mais ont abandonné les poursuites à 48 heures de l’ouverture du procès. Onana avait rassemblé 3 000 documents, ainsi que des témoins directs qui se trouvaient sur le terrain au moment où la tragédie se déroulait, notamment du personnel des Nations unies comme le colonel Luc Marchal, commandant belge de la MINUAR à l’époque, pour témoigner devant le tribunal en corroborant les constatations de l’ouvrage.
« Permettez-moi tout d’abord de souligner que je ne suis ni Hutu ni Tutsi, j’ai des amis dans les deux camps et je n’ai aucun intérêt personnel dans cette affaire. Je suis simplement un professionnel désireux de comprendre une tragédie qui a bouleversé le monde. Je voulais savoir pourquoi ce dossier avait été étouffé. J’ai compris bien vite que Kagame avait beaucoup de choses à cacher. J’ai passé toute une nuit avec un de ses agents de renseignement, qui était avec lui à Mulindi le soir de l’attaque contre l’avion et qui m’a rapporté en détail tout ce qui s’était passé, ainsi que l’attitude de Kagame ce soir-là. Kagame sait très bien que j’ai parlé à ses anciens collaborateurs et ministres les plus proches, et que tout ce que j’ai dit concernant cette attaque, je le tiens de sources de première main », a déclaré Onana dès 2002[10].
L’avocate principale du TPIR, par ailleurs professeur à Portland State University, Tiphaine Dickson, a présenté la requête au tribunal en février 1997, demandant sur quoi le bureau du procureur avait déjà enquêté concernant l’abattage de l’avion, étant donné qu’il s’agissait d’un élément clé dans le déclenchement des événements ultérieurs. Le ministère public de l’époque a apporté une réponse catégorique, déclarant : « Nous n’avons pas fait et nous ne faisons pas d’enquête sur des choses comme les accidents d’avion ». Dickson explique que le procureur du TPIR a changé d’attitude, et qu’au lieu de « faire porter le chapeau aux extrémistes Hutus », ceux qui voulaient rejeter les accords de paix d’Arusha signés en 1993 », il s’est mis « à dire que c’était totalement inapproprié »[11].
Dans une interview commentant le documentaire de la BBC « Rwanda’s Untold Story » (L’Histoire secrète du Rwanda), Dickson note que les tribunaux pénaux internationaux prétendent apporter la justice et la réconciliation, et aussi établir un dossier historique qui protège contre les tentatives de déni et de révisionnisme. Pourtant, affirme-t-il, « le type d’histoire qu’ils ont inscrit dans notre esprit ... c’est le déni, c’est le révisionnisme ». L’exercice du droit de son client à un procès équitable a été entravé puisque nous savons aujourd’hui que l’avocat australien Michael Hourigan avait enquêté sur l’attentat contre l’avion en 1996 et avait rédigé un rapport. Dickson a également perdu 14 témoins de la défense, qui ont été massacrés dans le camp de réfugiés congolais de Tingi en 1997.
Lorsque Hourigan rassemblait des preuves accablantes contre Kagame, le désignant comme le coupable de l’attentat contre l’avion présidentiel, en 1997, le procureur Louise Arbour lui a demandé d’arrêter. Il a démissionné. Des années plus tard, en 2006, Hourigan a témoigné devant le TPIR en disant qu’il était fier de servir ce tribunal, mais estimait qu’il « ne pouvait pas travailler pour la juge Arbour alors que ... elle agissait contre l’intérêt du TPIR, de l’ONU et de la communauté internationale que nous servions »[12].
Le 1er mars 2000, lorsque le journal canadien National Post a divulgué des extraits du rapport Hourigan, 27 détenus du Tribunal d’Arusha et leurs avocats ont écrit une lettre ouverte au Secrétaire général de l’ONU demandant que le rapport soit envoyé à Arusha afin qu’un procès équitable puisse avoir lieu[13]. Pourtant, dans un système juridique qui se conforme à l’application régulière de la loi, la recherche de preuves à décharge - c’est-à-dire de preuves favorables à l’accusé - va de pair avec la recherche de preuves à charge, et fait partie du mandat du procureur, elle ne devrait pas nécessiter la mobilisation des suspects ou de la défense.
Ce n’est qu’à la fin de l’année 2006 que le rapport Hourigan a été présenté comme preuve par la défense lors du procès Militaires 1. Il a été l’un des facteurs qui ont finalement conduit à l’acquittement, en contribuant à démontrer que l’assassinat d’Habyarimana ne faisait pas partie d’un « plan de génocide » de l’armée nationale rwandaise. Les documents historiques constituent des preuves essentielles pour la reconstitution des faits dans les procès. Cette rétention soulève des questions et aussi jette le discrédit sur les condamnations d’Arusha.
En 2000, Carla del Ponte, procureure du TPIR, a déclaré qu’elle avait commencé à rassembler des preuves pour poursuivre Paul Kagame et ses militaires du FPR pour assassinats et crimes de guerre. En 2003, elle a été contrainte de démissionner. Dans le livre Les secrets de la justice internationale : enquêtes truquées sur le génocide rwandais[14], del Ponte décrit son éviction de son poste au Tribunal pénal international pour le Rwanda en 2003. Elle estime que son élimination reposait sur des considérations d’ordre politique, principalement de la part des conseillers de l’administration Bush, car elle faisait des progrès dans les enquêtes sur l’implication de Kagame dans l’abattage de l’avion présidentiel. Del Ponte a déclaré dès avril 2000 que s’il était prouvé que les forces de Kagame avaient abattu l’avion présidentiel, il faudrait alors réécrire toute l’histoire du Rwanda[15].
En 2005, Onana a publié les documents d’une conférence qu’il a organisée - Silence sur un attentat : le scandale du génocide rwandais[16]. Ces premières enquêtes mobilisent maintenant des soutiens. En 2006, le juge français Jean Louis Bruguière, appliquant le concept de la compétence universelle, a repris la plainte des veuves françaises de l’équipage de l’avion qui avait transporté le président Habyarimana, et a émis neuf mandats d’arrêt contre certains des plus proches alliés de Kagame. En 2008, le juge espagnol Andreu Merelles a lancé 40 mandats d’arrêt internationaux contre les plus proches alliés de Kagame.
L’ouvrage plus récent d’Onana, La France dans la terreur rwandaise[17], publié en avril 2014, apporte encore plus de preuves concrètes de cet assassinat non résolu. Le livre enquête sur l’enregistreur phonique « perdu » (boîte noire du Falcon 50), ainsi que sur l’origine des missiles qui ont abattu l’avion présidentiel, et sur les incohérences d’un rapport récent salué comme une analyse d’expert.
Onana plonge également dans les implications géopolitiques plus larges en jeu à l’époque : une guerre par procuration entre les forces françaises et américaines qu’il expose clairement dans son livre La France dans la terreur rwandaise, ainsi que dans ses publications précédentes. Kagame était le chef du renseignement du président ougandais Yoweri Museveni. En 1990, quand le FPR envahissait le Rwanda à partir de l’Ouganda, il suivait une formation à Fort Leavenworth, au Kansas, dans le cadre d’un programme américain de formation militaire. De nombreux soldats du FPR ont été formés dans le cadre de ce programme d’échange militaire américano-ougandais. Pendant les quatre années cruciales de 1990 à 1994 qui ont précédé les massacres, chaque partie s’efforçait de réaliser son programme : les Français ont soutenu le gouvernement Habyarimana et ont fait pression pour la mise en œuvre du processus de paix d’Arusha signé en 1993 ; les États-Unis, en revanche, ont soutenu l’option militaire du FPR comme moyen de résoudre le problème des réfugiés tutsis. Après les massacres, alors que les Nations unies et la France menaient une opération militaire vivement critiquée au Rwanda, baptisée « Opération Turquoise », d’autres opérations moins connues ont été menées, telles que « Support Hope » par les Américains, « Gabriel » par la Grande Bretagne, et « Interns Hope » par Israël.
Outre les documents retenus à l’ONU et au TPIR pour servir une version des événements rwandais - comme le rapport Gersony du HCR en 1994, ou le rapport Mapping de l’ONU qui a été réalisé en 2003 mais n’a été publié qu’en octobre 2010, et qui énumère les crimes commis contre les Hutus pouvant être qualifiés de génocide par la branche armée du FPR de Kagame - il y a eu aussi des cas de falsification pure et simple.
L’un de ces documents souvent cités comme preuve d’un génocide prémédité de la part du gouvernement Habyarimana est le fax de Dallaire.
Dans un article cité à maintes reprises, « The Genocide Fax », paru en 1998 dans le magazine The New Yorker, Philip Gourevitch a tenté de démontrer que les dirigeants de l’ONU savaient qu’un génocide était en préparation. Le commandant de la MINUAR de l’époque, Roméo Dallaire, les avait explicitement avertis après avoir obtenu des informations fiables d’un informateur, Jean-Pierre. Le fax reçu par Gourevitch serait la réponse du bureau new-yorkais des opérations de main tien de la paix de l’ONU au fax sur le génocide du général Dallaire envoyé le 11 janvier 1994, qui aurait alerté les autorités onusiennes de l’imminence d’un génocide au Rwanda. Gourevitch n’a jamais été formellement interrogé sur comment et pourquoi il a eu à recevoir la réponse non communiquée, et il n’a pas fourni cette information de son plein gré. Son « scoop » publié dans le New Yorker est sorti la semaine même où se tenaient à Washington des auditions sur le rôle des États-Unis dans la région des Grands Lacs d’Afrique[18].
Or, dans Les secrets de la justice internationale : enquêtes truquées sur le génocide rwandais, cette réponse reçue par Gourevitch, ainsi que le « fax sur le génocide » original, semblent très probablement être des faux. Le livre explique comment, en 1995, une enquête interne de l’ONU a été lancée sur l’affaire du fax par Shaharyar Khan, alors Représentant spécial au Rwanda du Secrétaire général des Nations unies Boutros Boutros-Ghali. Les résultats de l’enquête ont révélé qu’un tel fax n’avait pas été envoyé. Par la suite, le fax est mystérieusement réapparu dans les archives de l’ONU un an après son envoi présumé. Qui plus est, en 2003, un avocat de la défense du TPIR a demandé à voir l’original du « fax sur le génocide », mais l’ONU a prétendu qu’il était perdu.
Arusha, la justice de l’autre côté du miroir
« L’une des parties a été déclarée coupable des actes qui lui sont reprochés avant même la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) », explique John Laughland, auteur de l’ouvrage A History of Political Trials from Charles the I to Saddam Hussein (Une histoire des procès politiques de Charles I à Saddam Hussein). « Puisque le TPIR ne poursuit que les Hutus, c’est là un exemple clair de justice des vainqueurs », déclare Laughland. Cette présomption de culpabilité a ensuite été renforcée en 2006 lorsque la Chambre d’appel du TPIR a instruit la Chambre de première instance de « prendre connaissance d’office du fait de génocide ».
La connaissance d’office[19] du génocide par le TPIR en 2006 est controversée et, selon certains avocats et universitaires, illégale lorsque le fait soumis à la connaissance d’office (le génocide) constitue un élément de l’infraction reprochée dans l’acte d’accusation.
En langage juridique, cela signifie que le TPIR a placé la survenance du génocide au-delà de tout conflit juridique, puisque le génocide contre les Tutsis devrait être considéré comme établi de manière incontestable et ne nécessitant aucune preuve[20]. La conséquence judiciaire de cette conviction est que les Hutus ont été accusés avant les procès d’être les seuls auteurs des crimes odieux, ce qui a de fait compromis l’application d’une justice objective.
L’historien rwandais Ferdinand Nahima parle de la stigmatisation du gouvernement Habyarimana qu’il a vécue dès 1992. Nahima s’est rendu en Europe à la recherche d’une solution politique aux attaques du FPR qui étaient lancées depuis l’Ouganda. Cette agression faisait des ravages dans le pays depuis 1990. « Je n’oublierai jamais la journaliste de la Libre Belgique, Marie-France Cros, qui a pris la parole lors d’une conférence de presse à Bruxelles ». Nahima se souvient que Marie-France Cros insistait sur le fait que les Hutus exterminaient les dirigeants Tutsis de l’administration et des entreprises publiques telles que la Banque de développement du Rwanda, « notamment le directeur général Augustin Maharangari, un Tutsi, qui avait été assassiné ». Cros était « tellement furieuse contre les Hutus qu’elle ne voyait pas Maharangari, qui était en réalité vivant, devant elle, plaidant auprès d’Emmanuel Ntezimana et moi-même pour une solution pacifique au conflit entre le FPR et le peuple rwandais », écrit Nahima[21].
La première condamnation historique pour génocide d’un ancien chef d’État par le TPIR fut celle de Jean Kambanda en 1998. Kambanda était le premier ministre du gouvernement intérimaire nommé le 8 avril, après la vacance du pouvoir qui a suivi l’assassinat du président Habyarimana. Kambanda a été condamné sans procès. Cette condamnation a été utilisée pour obtenir des verdicts de culpabilité lors de procès ultérieurs. Cependant, Kambanda a immédiatement retiré son plaidoyer de culpabilité, soutenant qu’il avait été fait sous la contrainte. En raison de ce plaidoyer de culpabilité, il n’y a pas eu de procès ni d’examen juridique des accusations elles-mêmes.
Kambanda a été détenu au secret et en isolement pendant neuf mois, sans avocat, et n’a pas ultérieurement bénéficié de l’assistance juridique de son choix. Au lieu de cela, son dossier a été confié à Oliver Michael Inglis, un ami proche du procureur du TPIR. Cet avocat ne parlait que l’anglais, pas le français qui est la langue de Kambanda. On lui a demandé de rédiger lui-même sa déposition. Cependant, deux ans plus tard, son avocat a admis que la déposition n’avait pas été remise aux juges. Le conseiller politique pour l’Afrique de la coalition Christian Democrat International (CDI), Alain de Brouwer, a écrit au procureur de l’époque, Mme Carla del Ponte, le 12 janvier 2001, que ce document avait été dissimulé (bien qu’il s’agisse de la déposition de la défense de Kambanda) parce qu’il contredisait les aveux, les annulant de fait. La déposition a de nouveau été ignorée lorsqu’il a fait appel et sa condamnation a été confirmée en 2001.
Kambanda a révélé comment deux policiers engagés comme enquêteurs par le TPIR pour lui extorquer des aveux l’ont torturé psychologiquement. Kambanda craignait également pour la sécurité de sa famille. L’un de ces policiers, le Canadien Pierre Duclos, a déjà été accusé de parjure et de fabrication de faux témoignages au Canada, mais a été tout de même engagé par le TPIR. Les affaires traduites en justice ont-elles été mieux jugées en suivant la procédure établie ?
Une plainte a également été déposée en 1998 au TPIR contre Duclos pour des actes de torture sur un autre détenu d’Arusha, le général Kabiligi.
Le 2 septembre 1998, le Tribunal pénal international pour le Rwanda a prononcé la première condamnation au monde pour le crime de génocide. Jean-Paul Akayesu a été reconnu coupable de génocide et de crimes contre l’humanité pour des actes qu’il a commis et supervisés alors qu’il était maire de la ville rwandaise de Taba, au sud-ouest de Kigali.
Le procès avait pourtant établi que l’accusé n’avait pas de passé extrémiste et qu’il avait combattu les milices extrémistes hutues Interahamwe au moins jusqu’au 18 avril 1994. La défense a fait valoir que même après cette date, il n’avait pas changé de position. Aucune preuve matérielle n’a été présentée, les événements ont été reconstitués uniquement sur la base de dépositions de témoins. On lui a également refusé d’avoir un avocat de son choix. Une autre attaque contre l’accusation est une déclaration sous serment fournissant des informations détaillées sur des témoignages fabriqués utilisés pour condamner Akayesu. Ces témoignages n’ont pas été recoupés ni même pris en considération lors de l’appel d’Akayesu.
André Siros qui a travaillé pour le procureur du TPIR se souvient : « J’ai participé à l’enquête sur Akayesu. Je suis allé à Taba avec des enquêteurs néerlandais pour interroger des témoins afin de trouver des preuves pour les poursuites. Non seulement nous sommes revenus bredouilles car les témoins n’avaient rien à dire ou n’offraient pas de témoignage fiable, mais l’un d’eux s’est avéré être un excellent témoin potentiel pour la défense, en fournissant des faits et des actes commis par Akayesu pendant cette période qui étaient très favorables. J’ai été choqué d’apprendre par la suite que l’accusation avait « découvert » de nouveaux témoins contre Akayesu, puis je me suis souvenu que l’on avait dit aux enquêteurs qu’à Butare, à cette époque, n’importe qui pouvait louer les services d’un groupe de six faux témoins pour 25 USD »[22].
Il n’y avait pas de bureau opérationnel à Arusha pour recueillir les plaintes des victimes, et la plupart des témoignages étaient plutôt obtenus par le biais d’intermédiaires. Le directeur du Centre de Lutte contre l’Impunité et l’Injustice au Rwanda, Joseph Matata, basé en Belgique, a enquêté sur la question des faux témoins et est arrivé à la conclusion que le régime du FPR au Rwanda a mis en place un système qui recrute, forme et paie des témoins. Ces « informateurs » rémunérés font ensuite le tour des tribunaux rwandais et étrangers pour apporter de faux témoignages. Ces témoins professionnels se sont présentés maintes fois à de nombreux procès. Matata et son centre ont rapporté en détail ce comportement criminel, publiant dès mai 1996 plusieurs dossiers et rapports sur ces « syndicats de délateurs ».
Dans Fact finding: The Uncertain Evidentiary Foundations of International Criminal Convictions, Nancy Combs, vice-doyenne et professeur de droit à la William & Mary Law School, dénonce les graves entraves à l’établissement des faits qui ont considérablement sapé la capacité des tribunaux à établir qui a fait quoi à qui. Combs a constaté qu’en moyenne, près de 50 % des dépositions des témoins au TPIR présentaient de sérieuses incohérences par rapport aux précédents déclarations écrites ou témoignages devant le tribunal. Pourtant, au lieu d’engager une procédure pour faux témoignage présumé, les juges du TPIR ont ignoré nombre de ces cas, encourageant ainsi une culture du faux témoignage. Les témoignages changeants devaient être considérés comme naturels chez les êtres humains et excuser les inexactitudes ou les incohérences, à un point tel que cela a créé un dangereux précédent juridique pour la future législation pénale internationale.
« Remettre en question des preuves, c’était comme si l’on remettait en question le statut de victime ». Selon l’avocat australien Alexander Zahar, un tel comportement nuit à la capacité des tribunaux pénaux internationaux à découvrir la vérité. Zahar écrit que dans l’une des affaires, « André Rwamabuku a été traduit en justice sur la base de dépositions de cinq témoins qui ont menti... les avocats poursuivants et le témoin menteur sont sortis indemnes de ce désastre. Prisonniers d’une mentalité juridique, les juges n’ont pris aucune mesure pour corriger l’injustice »[23].
Le tribunal d’Arusha présentait de nombreuses failles - des précédents juridiques - qui sont utilisés actuellement dans d’autres forums de droit international tels que la Cour pénale internationale (CPI). Ces failles renforcent ce que l’on appelle lawfare, ou l’instrumentalisation du droit, à travers une justice non fondée sur des faits. La partialité du Conseil de sécurité des Nations unies est ancrée dans le Statut de Rome portant création de la CPI, ce qui la rend vulnérable à l’influence politique des cinq membres permanents, à l’instar des tribunaux internationaux ad hoc qui l’ont précédée.
Selon le chercheur en droit international Riddhi Dasgupta, l’immunité de poursuites rend la CPI encore moins responsable à l’égard de la vigilance extérieure que Guantanamo Bay, dont les tribunaux sont au moins soumis à la législation américaine. En outre, laisse-t-il entendre, la CPI est encore moins légitime pour ce qui est des droits des accusés, puisqu’elle accepte les ouï-dire et les témoignages anonymes comme preuves.
Les droits des accusés ont été considérablement restreints à Arusha. Parfois, des ouï-dire et des témoignages anonymes ont été utilisés comme seules preuves. Des masses de documents ont été cachées à la défense et aux juges. Les audiences à huis clos, sous prétexte de mesures de protection des témoins, sont devenues la norme la plupart du temps, et bien souvent, les détenus n’ont pas eu droit à l’avocat de leur choix. Les barrières linguistiques ont atteint des niveaux absurdes, avec jusqu’à six versions différentes des comptes-rendus d’audiences dont aucune ne concordait avec l’autre. « Je suis convaincu que certains accusés auraient pu et auraient dû être acquittés lors du procès ou en appel, juste pour cette raison, rappelle Siros ». Les détenus ont écrit d’innombrables lettres ouvertes pour demander que leurs droits soient respectés.
En mars 1998, le tribunal d’Arusha a rejeté un acte d’accusation soumis par le Procureur regroupant 26 accusés dans un seul procès. Toutefois, les procès regroupaient jusqu’à cinq personnes par profession ou par région.
Le recours excessif à une poignée de témoins experts est également discutable. Par exemple, Alison des Forges était co-responsable d’un important document international publié en 1993,le Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, qui avait été contesté à l’époque par les organisations rwandaises de défense des droits de l’homme parce qu’il faisait preuve d’un parti pris très marqué contre le gouvernement rwandais et protégeait les envahisseurs du FPR/A : l’équipe d’enquête n’avait passé que deux semaines dans le pays pour enquêter, et à peine deux heures dans la zone contrôlée par les rebelles du FPR ; par la suite, Des Forges a témoigné en tant qu’experte dans 22 procès à Arusha ainsi que dans d’autres procès internationaux en Europe, aux États-Unis et au Canada. Un juge canadien statuant sur l’affaire du Rwandais Léon Mugesera a souligné que Des Forges avait témoigné « plus en qualité de militante que d’historienne », faisant preuve de « manque de rigueur dans la rédaction de son rapport et de parti pris manifeste contre Léon Mugesera ». Refusant d’extrader Mugesera vers le Rwanda, le juge canadien a fait remarquer qu’« aucun tribunal dûment instruit au Canada ne pourrait conclure que le discours contesté a été une incitation au meurtre, à la haine ou au génocide »[24].
Des témoins de la défense ont disparu ou ont été tués : l’exemple le plus horrible est peut-être celui de décembre 2005, lorsque Juvenal Uwilingiyimana, un Hutu et ancien ministre du Commerce et de l’Industrie, a été retrouvé flottant dans un canal à Bruxelles, nu, les mains coupées. Selon une lettre qu’il avait envoyée au président du TPIR avant sa disparition, Il avait été en contact avec le chef des poursuites du TPIR, Steven Rapp, et deux de ses enquêteurs, qui faisaient pression sur lui pour qu’il fasse un faux témoignage pour l’accusation devant le tribunal. Dans cette lettre adressée au président du TPIR et à Rapp, il a déclaré que les deux enquêteurs canadiens de Rapp avaient menacé de le tuer et de découper son corps en morceaux s’il ne coopérait pas. Il a refusé de le faire et a refusé de les rencontrer à nouveau. Peu après l’envoi de cette lettre, il a été assassiné. Une fois encore, une demande de l’avocat de la défense pour la suspension de Rapp et des deux enquêteurs canadiens en attendant une enquête sur leur possible implication a été ignorée.
L’érosion la plus flagrante des droits des accusés est sans doute la longueur des procès d’Arusha ; de telles périodes de détention sont incompatibles avec la présomption d’innocence ou avec le droit à un procès rapide. A titre d’exemple, suite à sa condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme pour retard excessif dans la tenue du procès d’un accusé, la France a décidé d’une durée maximale de quatre ans de détention préventive pour les pires crimes. En examinant la liste des 12 personnes acquittées à Arusha et leurs années de détention respectives, on a le sentiment qu’il y a un grave dysfonctionnement : 12 personnes qui étaient finalement innocentes ont passé un total cumulé de 115 ans en prison à Arusha [25].
En outre, le calvaire des acquittés ne s’arrête pas une fois qu’ils sont innocentés. L’un d’eux, le brigadier Gratien Kabiligi, a dû retourner au tribunal en France pour obtenir le droit de rejoindre sa famille après 12 ans de séparation. Kabiligi a été arrêté au Kenya en 1997 et acquitté en 2008. Il a gagné le procès lui permettant de retourner auprès de sa famille en 2011 - la France avait refusé de lui accorder un visa malgré son acquittement.
En 2001, l’ICG a écrit que les cerveaux du génocide n’ont pas encore été arrêtés, faute de preuves. Malgré le manque de preuves persistant, une chasse aux sorcières généralisée contre les Hutus a été déclenchée, poussant l’avocat de la défense du TPIR, Charles Taku, à qualifier le phénomène de « génocide judiciaire des Hutus ».
Curieusement, alors que le tribunal touche à sa fin après 20 ans, il a décidé de transférer certaines des affaires restantes au Rwanda. Cette décision soulève des doutes sérieux quant au fait que les accusés hutus bénéficieront d’un procès équitable, compte tenu du climat de peur dans lequel baigne le pays, quand on sait qu’en 2010, la candidate à la présidence rwandaise Victoire Ingabire a été condamnée à 17 ans de prison pour avoir demandé où se trouvaient « les monuments commémoratifs des victimes hutues » ?
De nombreux Hutus sont traqués pendant des années, font l’objet de nombreux procès ou attendent d’être transférés au Rwanda, souvent sur la base d’accusations douteuses. D’autres sont stigmatisés dans les médias grand public. Des prêtres, des universitaires, des journalistes, des historiens et des hommes politiques hutus sont contraints de porter plainte pour diffamation contre des campagnes médiatiques agressives qui les ont déjà qualifiés de génocidaires (auteurs de génocide) avant toute enquête ou tout procès.
En 2011, l’épouse de l’ancien président Habyarimana, Agathe, et les Rwandais Charles Twagira et Marcel Bivugabagabo ont porté plainte pour diffamation contre le film « Génocide du Rwanda, des tueurs parmi nous ? » de Manolo d’Arthuys. La série télévisée intitulée « La grande traque » présentait un portrait des pires criminels au monde. Les interviews de la femme de l’ancien président et de ses fils ont été coupées si souvent au montage qu’on avait l’impression qu’ils n’étaient pas autorisés à finir une seule phrase ; les témoignages à charge provenaient de prisonniers rwandais condamnés à perpétuité ; les « criminels » hutus présumés du film étaient représentés avec des marques de cible en surimpression. Malgré cette violation manifeste de la présomption d’innocence pour toute personne qui regarde le film, les plaignants n’ont pas gagné le procès.
D’autres ont précédé ou ont suivi, comme « Les génocidaires sont parmi nous » de la journaliste Marianne Klaric diffusé en 2008 sur la télévision belge RTBF, qui a poussé le prêtre rwandais Joseph Nsanzurwimo à porter plainte pour diffamation. La télévision belge a été condamnée pour non-respect de la présomption d’innocence et « grave manquement à la déontologie journalistique » en raison d’une enquête et d’une vérification des faits insuffisantes, mais le film est toujours sur YouTube. Récemment, en décembre 2014, le prêtre rwandais Wenceslas Munyeshyaka a gagné un procès en diffamation en France contre un reportage intitulé « Rwanda, des prêtres accusés », diffusé sur la télévision publique française France 3.
On ne peut s’empêcher de poser la question suivante : les incohérences d’Arusha ont-elles créé d’autres victimes, des victimes du lawfare, c’est-à-dire de l’instrumentalisation du droit international ?
La question la plus pressante soulevée par le documentaire de la BBC, selon la journaliste Ann Garrison de San Francisco Bay Review, est peut-être celle de savoir si les décideurs américains prendront véritablement en compte l’Histoire secrète « avant d’envoyer les Marines »[26]. Les FDLR ont été appelés à déposer les armes et à retourner au Rwanda avant le 2 janvier 2015, sinon ils feraient face à une attaque des forces de l’ONU et de l’armée congolaise.
Qui sont exactement les FDLR, groupe rebelle hutu ? Peut-on vraiment les définir comme un groupe terroriste ?
Le militant non violent espagnol Juan Carrero qui a été désigné comme l’un des bailleurs de fonds des FDLR dans un rapport de l’ONU de 2009, déplore le caractère superficiel du rapport et la campagne de dénigrement dont il fait l’objet. « Un rapport qui considère tous les réfugiés hutus au Congo comme des génocidaires (auteurs du génocide), alors que nombre d’entre eux sont nés après le génocide de 1994, est trompeur », déclare-t-il.
En 1997, Carrero a fait une grève de la faim de 42 jours devant le Parlement européen pour alerter le monde sur la situation critique des réfugiés hutus au Congo. Il a joué un rôle clé en aidant la justice espagnole dans son enquête sur le meurtre de missionnaires espagnols au Rwanda et au Congo[27]. Carrero a également lancé l’initiative de dialogue inter-rwandais dans l’espoir d’établir une réconciliation authentique au Rwanda aujourd’hui.
« Ce n’est pas pour rien que la politique de l’Union européenne a désigné les FDLR comme les principaux coupables dans l’est du Congo, car c’est une façon d’éviter de mettre le doigt sur les vrais responsables de la guerre, à savoir les forces rebelles ougandaises et rwandaises soutenues par les États-Unis et le Royaume-Uni qui font des ravages dans l’est du Congo depuis 1996 », explique Juan Carrero[28]. La communauté internationale demande à ces réfugiés de déposer les armes, quand bien même cela laisserait des communautés entières en proie aux attaques des rebelles dans la région. Les médias internationaux ferment les yeux sur le fait que les FDLR ont demandé à maintes reprises, depuis au moins 2005, un dialogue avec le gouvernement rwandais pour obtenir une protection en échange du désarmement, mais se sont heurtées au refus de ce dernier. Si le seul choix pour les Hutus est le rapatriement, l’emprisonnement éventuel et la torture, il est difficile de comprendre « ce que la communauté internationale attend », déclare M. Carrero.
Les réfugiés ont raison d’avoir peur. Dans une lettre datée du 6 octobre 1996 adressée à Mme Ogata, directrice du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), Mgr Munzihirwa a mis en garde contre l’invasion imminente de l’est du Congo (Zaïre à l’époque) par des soldats ougandais et rwandais. Il était l’un des rares à avoir souligné à maintes reprises les problèmes non résolus dans les régions frontalières de l’est du Zaïre. Avec les réfugiés hutus indésirables au Rwanda et qui n’étaient plus les bienvenus au Zaïre, un « nouveau problème palestinien en Afrique centrale[29] » était survenu, avait-il averti. Les réfugiés ont été bombardés par les militaires rwandais dans leurs camps de réfugiés. On estime aujourd’hui qu’entre 350 000 et 700 000 réfugiés hutus sont morts au Congo durant cette période, littéralement perdus par le HCR qui ne pouvait plus les suivre dans leur fuite. Le 30 octobre 1996, l’archevêque Christophe Munzihirwa Mwene Ngabo a été sauvagement assassiné dans la ville de Bukavu, dans l’est du Congo.
Les avertissements de Munzihirwa sont toujours d’actualité... pour les réfugiés hutus, le danger n’est pas écarté. Des documents confidentiels révèlent que l’UE savait que le groupe rebelle des FDLR ne constituait pas une menace réelle pour la stabilité du Rwanda au moins depuis 2005 [30], mais sa politique officielle indique le contraire jusqu’à ce jour.
Quel est le coût du recyclage d’inexactitudes factuelles pendant 20 ans, institutionnalisant ainsi une justice qui ne se fonde pas sur des faits ? Le procès de Nuremberg, qui s’est achevé au bout d’un an, a rempli son mandat en poursuivant ceux qui ont déclenché la guerre, l’agresseur principal. Pour les juges de Nuremberg, le crime de guerre primordial était de déclencher une guerre en premier lieu. Le tribunal d’Arusha a inculpé 93 personnes en 20 ans, et a réussi à éviter l’agresseur principal dans toutes les affaires, à savoir l’aile militaire du FPR lourdement armée, qui a envahi le Rwanda à partir de l’Ouganda depuis 1990. Robin Philpot, auteur de Rwanda and the New Scramble for Africa, qualifie le triomphe militaire du FPR de coup d’État, et les arguments qu’il présente sont convaincants au vu de ce qui s’est passé sur le terrain en 1994.
Aujourd’hui, au Rwanda, la population hutue a peur de faire le deuil de ses morts pendant cette période tragique pour ne pas être accusée du crime de négation du génocide.
La réaction des médias sociaux au film de la BBC nous donne une idée du soulagement que ressentent de nombreux Rwandais lorsque leur souffrance est enfin reconnue. La seule façon de reconstruire la réalité historique est de permettre à chacun d’exprimer ses opinions contradictoires. Voici un commentaire social de l’analyste politique rwandais Justin Bahunga à propos du documentaire de la BBC : « Je tiens à rappeler que personne ne devrait jamais minimiser la nature haineuse et la monstruosité du crime de génocide, mais le prendre comme une carte de crédit et l’utiliser comme un outil politique pour museler les critiques, pour commettre d’autres crimes, ou pour d’autres intérêts personnels constitue une trahison cynique et abjecte envers nos morts. C’est pour cela que certains d’entre nous ont décidé de sortir au péril de leur vie, de combattre ce cynisme en signe d’hommage aux êtres chers qui nous ont quittés, parents, amis, Tutsis, Hutus et Twas, et de construire un Rwanda réconcilié pour nos enfants, où chaque Rwandais sera jugé sur sa moralité et non sur son appartenance ethnique ou régionale »[31].
En accordant l’immunité au FPR, qui occupe l’est du Congo depuis 1996, la procédure d’Arusha a laissé un héritage inique, au-delà du coût d’une justice défaillante. Dans le documentaire de la BBC The Untold Story, il y a un commentaire qui induit en erreur. Le film cite le professeur Philip Reyntjens, expert belge des Grands Lacs, qui déclare que Bill Clinton, Tony Blair et leurs gouvernements respectifs « devraient revoir leur relation avec Kagame », et prendre leurs distances avec un criminel de guerre. Or, des documents historiques prouvent que l’intervention au Rwanda, soutenue par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Ouganda, a été cruciale, à la fois en ayant préparé le terrain à la prise de pouvoir militaire de 1994 et en étant incapable de mettre un terme à la violence qui en a résulté.
En ignorant les implications géopolitiques plus larges des guerres par procuration dans la région, le risque est qu’une autre histoire secrète remonte à la surface après 20 ans de pause médiatique - le génocide en cours dans l’est du Congo, qui continue de faire rage depuis 1996 et ne fait l’objet d’aucun traitement sérieux.
Notes:
[1] Voir le documentaire de la BBC The Untold Story (L‘histoire secrète) à l’adresse suivante : http://vimeo.com/107867605
[2] Les autres occupants de l’avion qui ont trouvé la mort sont les ministres burundais Bernard Ciza (Travaux publics) et Cyriaque Simbizi (Communication), le général Déogratias Nsabimana, chef d’état-major des forces de défense rwandaises, le major Thaddée Bagaragaza, le colonel Élie Sagatwa, Juvénal Renaho, conseiller du président rwandais pour les affaires étrangères, et Emmanuel Akingeneye, médecin personnel du président rwandais.
[3] Une position dure et peu argumentée a été adoptée par un groupe d’auteurs, de journalistes et d’universitaires dirigé par le professeur Linda Melvern, qui a écrit une lettre ouverte dans laquelle il est dit que « la BBC a fait preuve d’une grande irresponsabilité en diffusant ce documentaire » et que le programme a « alimenté le négationnisme » et « enhardi les génocidaires, tous leurs partisans et ceux qui collaborent avec eux ». De telles prises de position, il faut bien l’admettre, laissent peu de place au débat ouvert. Vous trouverez deux réponses à la lettre de Melvern, par le juriste rwandais Charles Kambanda, ici : http://normanpilon.com/2014/10/28/open-letter-to-the-bbc-onrwanda-the-untold-story-by-charles-kambanda-global-research/ et par Justin Bahunga ici : http://www.fdu-rwanda/en/english-rwanda-rwanda-untold-story-letter-of-mr-justinbahunga-to-bbc/
[4] International Crisis Group, International Criminal Tribunal for Rwanda, Justice Delayed, 7 juin 2001. p. 5
[5] Entretien avec Peter Erlinder, professeur de droit au William Mitchell Law College de St Paul, Minnesota, auteur de The Accidental Genocide How UN didn’t want you to know about the facts, La Tribune Franco-Rwandaise 10 février 2014 ici : http://www.francerwanda.info/article-how-un-didn-t-want-you-to-know-facts-about-rwanda-genocide122500981.html
[6] Les archives du tribunal d’Arusha révèlent des faits nouveaux, des preuves matérielles qui montrent que l’agresseur était le FPR de Kagame : entre l’été 1993 et l’assassinat du président Habyarimana en avril 1994, le FPR de Kagame a établi au moins trois caches d’armes de 200 à 300 tonnes chacune, en vue de l’offensive finale ; les communiqués diplomatiques américains confirment que c’est le FPR, et non le président Habyarimana et ses partisans, qui a bloqué le règlement politique aux termes duquel le FPR aurait été forcé de partager le pouvoir et de renoncer à sa supériorité militaire ; les faits concernant l’assassinat de dirigeants hutus entre 1991 et 1993, le tir sur l’avion présidentiel, l’implication cruciale du FPR dans la direction de la milice Interahamwe, ont été prouvés. Cité dans Peter Erlinder, Preventing the falsification of history, An unintended consequence of ICTR Disclosure Requirements ici : http://www.tpirheritagedefense.org/papers/Peter_Erlinder_Preventing_the_Falsification_of _History.pdf
[7] Christian Davenport et Allan C. Stam, What Really Happened in Rwanda? 06 octobre 2009 à l’adresse : http://www.psmag.com/navigation/politics-and-law/what-really-happened-inrwanda-3432/
[8] Alexander Zahar et Susan Rohol, The United Nations International Criminal Tribunal for Rwanda dans Genocide at the Millenium, Samuel Totten Editeur. 2005. p 221
[9] Les Secrets du génocide rwandais : enquête sur les mystères d’un président (avec Déo Mushayidi), Éditions Duboiris, 2002.
[10] Interview de Charles Onana. American Credibility in Africa is at Stake dans Executive Intelligence Review, volume 29, no. 40, 18 octobre 2002.
[11] Entretien avec Tiphaine Dickson, Rapport Taylor, documentaire de la BBC : Selective impunity does not yield justice nor the grounds for reconciliation (L’impunité sélective n’apporte ni la justice ni les bases d’une réconciliation) ici : http://www.radio4all.net/index.php/program/77550
[12] [13] Patrick Mbeko, Le Canada dans les guerres en Afrique centrale, Génocides et pillages des ressources minières du Congo par le Rwanda interposé, Le Nègre Editeur, 2012. p. 609
[14] Charles Onana, Les Secrets de la justice internationale : enquêtes truquées sur le génocide rwandais, Duboiris, 2005.
[15] Dans une remarque maladroite et franchement déconcertante faite dans l’édition 2001 de Justice Delayed, à la page 9, l’International Crisis Group déclare : « bien que les enquêtes sur les crimes du FPR et l’attaque de l’avion présidentiel soient incapables de changer l’histoire juridique du génocide, elles peuvent certainement contribuer à changer son histoire politique ». Sans commentaire !
[16] Silence sur un attentat : le scandale du génocide rwandais, Actes du colloque, Avril
2005, Paris, Éditions Duboiris
[17] Charles Onana, La France dans la terreur rwandaise, Editions Duboiris, 2014.
[18] Robin Philpot, What The New Yorker and The New York Times won’t tell you about their so-called “Genocide Fax(Ce que le New Yorker et le New York Times ne vous diront pas sur leur soi-disant « Fax sur le genocide », 17 janvier 2014, ici : http://www.barakabooks.com/news/what-the-new-yorker-and-the-new-york-times-wonttell-you-about-their-so-called-genocide-fax/
[19] La connaissance d’office est fréquemment utilisée pour les faits les plus simples, les plus évidents relevant du sens commun, tels que le jour de la semaine correspondant à une date particulière du calendrier, ou l’heure approximative au coucher du soleil. En laissant de côté le débat sur la question de savoir si le génocide peut être accepté en tant que connaissance d’office, il semble étrange et juridiquement inintéressant qu’un tribunal établi pour juger des accusations de génocide pour la première fois dans l’histoire décide a priori de ne pas le prouver/l’examiner par des affaires au fond et des débats irréfutables devant le tribunal.
[20] John Laughland, A History of Political Trials from Charles I to Saddam Hussein (Une Histoire des procès politiques de Charles 1er à Saddam Hussein) Peter Lang Oxford, 2008. Un chapitre est consacré à l’affaire Jean Kambanda au TPIR.
[21] Ferdinand Nahima, Rwanda. L’élite Hutu accusée, ici : http://www.nahimana.info/index.php?id=29
[22] André Sirois, Les mauvais débuts du Tribunal international pour le Rwanda, Mondialisation.ca, 13 novembre 2014, ici : http://www.mondialisation.ca/les-mauvaisdebuts-du-tribunal-international-pour-le-rwanda/5413802
[23] Alexander Zahar, The problem of false testimony at the International Criminal Tribunal for Rwanda ici : http://www.heritagetpirdefense.org/papers/Alexander_Zahar_The_problem_of_false_te stimony_at_the_ICTR.pdf
[24] Jugement d’Ottawa 8 septembre 2003 Dossier A-316-01 référence 2003 CAF 325 cité dans Charles Onana, Les Secrets de la justice internationale : enquêtes truquées sur le génocide rwandais Duboiris, 2005. p. 256
[25] André Rwamakuba, ministre de l’Enseignement primaire et secondaire, 9 ans ; André Ntagerura, ministre des Transports et des Communications, 9 ans ; Casmir Bizimungu, ancien ministre de la Santé, 12 ans ; Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères, 12 ans ; Justin Mugenzi ministre du Commerce et de l’Industrie, 14 ans ; Général de brigade Gratien Kabiligi, général de l’armée rwandaise, 12 ans ; François-Xavier Nzuwonemeye, Commandant du Bataillon de Reconnaissance, 14 ans ; Ignace Bagilishema, Maire de la commune de Mabanza, 4 ans ; Jean Mpambara, Maire de la commune de Rukara, 5 ans ; Emmanuel Bagambiki, Préfet de la région de Cyangugu, 8 ans ; Hormisdas Nsengimana, un prêtre catholique, 7 ans ; Protais Zigiranyirazo, un homme d’affaires, frère d’Agathe Kanzig (épouse de l’ancien Président du Rwanda), 9 ans.
[26] Ann Garrison, San Francisco Bay Review, 27 octobre 2014, ici : http://sfbayview.com/2014/10/will-us-policymakers-review-rwanda-the-untold-storybefore-sending-in-the-marines/
[27] En 2008, il a aidé le juge espagnol Fernando Andreu Merelles à lancer des mandats d’arrêt internationaux contre 40 dirigeants du Front patriotique rwandais (FPR) pour « actes de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de terrorisme ».
[28] Juan Carrero Entretien avec Nicoletta Fagiolo, Majorque, mars 2014.
[29] Lettre citée dans Patrick Mbeko, op.cit. p 209
[30] Charles Onana, Europe, Crimes et Censure au Congo, éditions Duboiris, 2012.
[31] Justin Bahunga, Rwanda the Untold Story, Letter of Mr Justin Bahunga to BBC (Lettre de M. Justin Bahunga à la BBC), 14 novembre, 2014 ici : http://www.fdu-rwanda.com/en/english-rwanda-rwanda-untold-story-letter-of-mr-justin-bahunga-to-bbc/
Comments